Plusieurs de nos correspondants, notamment parmi les pharmaciens hospitaliers, nous ont informé de la promotion d’une nouvelle spécialité à base d’oxycodone (pas si nouvelle que cela, nous le verrons plus loin) qui répond au doux nom d’Oxsynia© et qui selon toute vraisemblance, viendrait compléter l’offre déjà pléthorique des formulations d’oxycodone à libération prolongée (Oxycontin© et ses nombreuses spécialités génériques).
Le constat de nos correspondants est que les visiteurs médicaux de la firme Mundipharma avaient sensiblement déserté les hôpitaux et que la promotion d’Oxycontin© avait complètement disparu du paysage de l’antalgie. C’est habituel qu’une firme suspende ses actions promotionnelles dès lors que son médicament est génériqué, redoutant de déployer des efforts coûteux au profit des génériques de toutes marques (Mylan, EG, Biogaran, etc.). Notons que les spécialités Oxynorm©, à libération immédiate, ont rejoint également le répertoire des génériques. Seules les spécialités Oxynormoro© ne sont pas génériquées, mais cela ne saurait tarder…
Pas étonnant donc que l’arrivée d’Oxsynia© puisse être perçue comme une stratégie anti-générique, visant à protéger et/ou reconquérir des parts de marché cédées aux laboratoires génériqueurs.
Oxsynia©, de quoi s’agit-il ?
C’est une association à dose fixe d’oxycodone et de naloxone. Ce médicament n’est pas nouveau, (AMM en 2009) puisque c’est le même dossier qu’avait soumis la même firme pour le médicament Targinact©. Celui-ci n’avait pas été mis sur la marché en raison (très probablement) de l’avis de la HAS qui avait considéré (en 2011) que :
Le Service Médical Rendu (SMR) était faible dans la douleur sévère d’origine cancéreuse et insuffisant au regard des thérapies existantes pour justifier sa prise en charge par la solidarité nationale dans les douleurs sévères, autres que celles d’origines cancéreuses.
L’Amélioration du Service Médical Rendu (ASMR) était jugée nulle (niveau V) dans la stratégie thérapeutique de prise en charge de la douleur sévère d’origine cancéreuse.
Cela veut dire que le médicament n’allait probablement pas être remboursé dans de nombreuses indications, ou à prix très bas, ce qui a sûrement incité Mundipharma à ne pas le commercialiser.
On pouvait lire également dans l’avis de la Commission de Transparence que :
- Targinact© a l’AMM dans la douleur sévère qui ne peut être correctement traitée que par des analgésiques opioïdes. La naloxone, antagoniste opioïde, est ajoutée afin de neutraliser la constipation induite par l’opioïde en bloquant localement l’action de l’oxycodone au niveau des récepteurs intestinaux.
- Dans la douleur cancéreuse, son efficacité analgésique est non-inférieure à celle de l’oxycodone seule ; elle ne réduit pas la consommation de laxatifs ni celle d’antalgiques de secours.
Pour résumer, l’efficacité de ce médicament, selon les évaluateurs de la HAS, n’était pas inférieure (!) à celle de l’Oxycontin© (on aurait pu le deviner). De plus, il ne s’avère guère efficace sur la constipation comme pouvait le faire penser l’association à la naloxone.
Que dit la revue Prescrire ?
En 2012, la revue indépendante Prescrire analyse elle-aussi les données du dossier Targinact©. Elle introduit son article par un : « En rester à la morphine et à l’utilisation optimale de laxatifs » en poursuivant par « Aux fortes doses d’oxycodone, l’association à doses fixes d’oxycodone et de naloxone complique la gestion du traitement et une baisse de l’efficacité antalgique est à prévoir ».
Prescrire rapporte dans son article, plusieurs publications indépendantes de l’industrie ou émanant d’organismes publics qui vont dans le même sens en Norvège, Italie, Allemagne, Danemark et aux Pays-Bas.
Concernant la baisse de l’effet antalgique : c’est en effet un sujet que nous avons abordé à plusieurs reprises à propos des associations de morphiniques avec la naloxone (ou dans le cas du naloxegol [Moventig©]). Si en théorie, la naloxone par voie orale n’entre pas en compétition avec les opioïdes, en pratique, ce n’est pas aussi simple.
Des publications suggèrent que, même prise par voie orale, la naloxone peut avoir un passage systémique :
- Anselm Wong & al. Oxycodone/naloxone preparation can cause acute withdrawal symptoms when misused parenterally or taken orally, Clinical toxicology, 25 Jun 2015
- Maywin Liu, Eric Wittbrodt, Low-Dose Oral Naloxone Reverses Opioid-Induced Constipation and Analgesia, JPSM, January 2002
Plus généralement, le problème posé par les associations à dose fixe, en l’occurrence oxycodone et naloxone, est que cela peut conduire à une prise de l’une ou l’autre des substances à des doses non contrôlées. Pour un patient exposé à de fortes doses de naloxone, le passage systémique pourrait être plus important que prévu et avoir un impact significatif sur l’antalgie du patient, voire créer un syndrome de sevrage douloureux.
Si l’indication d’un antagoniste opioïde comme la naloxone est posée, et si la prescription de l’oxycodone a la préférence du clinicien, il parait plus raisonnable de s’en tenir à la prescription d’Oxycontin© ou générique et une dose fixe de Moventig©. Mais, dans les 2 cas de figure, il n’est pas très prudent d’exposer nos patient(e)s à une compétition d’agonistes et d’antagonistes opioïdes sur leurs récepteurs avec les conséquences cliniques que l’on connait.
Targinact© devenu Oxsynia : Que dit la HAS en 2018 ?
En 2018, la Commission de Transparence (HAS) publie un nouvel avis disponible sur son site.
Alors que Targinact© se présentait sous la forme de 4 dosages d’oxycodone (5, 10, 20 et 40 mg), la gamme Oxsynia© va s’enrichir de dosages supplémentaires (2,5, 15 et 30 mg), plus proche de la gamme Oxycontin© génériquée depuis 2 ans. L’apport d’un dosage à 2,5 mg est notable et correspond aux recommandations de mettre à disposition des dosages faibles d’opioides pour les patients les plus fragiles.
L’appréciation de la HAS reste tout aussi mitigée que pour Targinact©.
La Commission considère que le service médical rendu par OXSYNIA est :
- faible dans la douleur sévère d’origine cancéreuse,
- faible dans la prise en charge des douleurs intenses et/ou rebelles rencontrées dans l’arthrose du genou ou de la hanche et dans la lombalgie chronique, comme traitement de dernier recours, à un stade où les solutions chirurgicales sont envisagées et chez des patients non candidats (refus ou contre-indication) à une chirurgie de remplacement prothétique (coxarthrose ou gonarthrose), pour une durée la plus courte possible du fait du risque d’effets indésirables graves et de l’absence de données d’efficacité et de tolérance à long terme. La place d’OXSYNIA doit être la plus réduite possible, après échec des autres mesures médicamenteuses et non médicamenteuses (entre autres, traitement physique) recommandées dans ces indications.
- insuffisant dans les douleurs intenses et/ou rebelles rencontrées dans toutes les autres situations de douleurs chroniques non cancéreuses et non neuropathiques, notamment dans les rhumatismes inflammatoires chroniques, représentés principalement par la polyarthrite rhumatoïde et la spondylarthrite.
- modéré, uniquement dans le traitement du syndrome des jambes sans repos très sévère, après échec d’un traitement dopaminergique (SJSR).
Malgré cela, « la Commission donne un avis favorable à l’inscription sur la liste des spécialités remboursables aux assurés sociaux et sur la liste des spécialités agréées à l’usage des collectivités dans les indications suivantes :
- douleur sévère d’origine cancéreuse,
- douleurs intenses et/ou rebelles rencontrées dans l’arthrose du genou ou de la hanche et dans la lombalgie chronique,
- traitement symptomatique de seconde intention des patients atteints du syndrome idiopathique des jambes sans repos très sévère, après échec d’un traitement dopaminergique. » !!!
Il est très inhabituel que pour un service médical rendu ‘faible’, le remboursement du médicament soit proposé à hauteur de 30 % par la HAS.
D’autant que la Commission de Transparence précise dans son avis : « Ces spécialités n’apportent pas d’amélioration du service médical rendu (ASMR V) par rapport aux spécialités Targinact© », spécialités pour lesquelles elle ne souhaitait pas le remboursement hors douleur cancéreuse.
Le traitement du Syndrome des Jambes Sans Repos [très sévère], Cheval de Troie pour la diffusion d’Oxsynia© !
On comprend difficilement la stratégie non seulement des firmes, mais aussi des Autorités de Santé. Hormis des dosages complémentaires par rapport au dossier initial de Targinact© (mais déjà existants pour l’Oxycontin©, à l’exception du 2,5 mg) et une indication assez restreinte, on ne voit pas très bien la stratégie de vente de ce médicament se dessiner.
Plus surprenant, « le laboratoire revendique pour OXSYNIA les mêmes niveaux de SMR que pour TARGINACT sauf dans le SJSR pour lequel le remboursement n’est pas sollicité. »
Est-ce que Mundipharma a décidé de vendre uniquement son médicament à l’hôpital sans en demander le remboursement pour les patients ambulatoires dans le SJSR ? Ou est-ce que les demandes auprès des Autorités vont évoluer ? Le SMR modéré d’Oxsynia© signant son utilité dans le SJSR servira-t-il de Cheval de Troie pour entrer dans les pharmacies hospitalières et être ensuite utilisé dans les autres indications ‘douleurs’ ?
Ce que nous savons, c’est que la promotion de Mundipharma en faveur d’Oxsynia© a démarré et que les médecins de la douleur reçoivent à nouveau des délégués de la firme qui devraient a priori suivre les restrictions d’utilisation et les précautions avancées dans les avis des Autorités de Santé.
En conclusion
Oxsynia© n’apporte aucune amélioration du service médical rendu par Targinact© qui, lui-même, n’apportait aucune amélioration du service médical rendu par rapport à la stratégie thérapeutique de prise en charge de la douleur sévère d’origine cancéreuse ! L’intérêt de ce ‘nouveau’ médicament déjà ancien ne saute pas aux yeux.
L’oxycodone, sous toutes ses formes, n’avait pas obtenu mieux dans le passé : « Les spécialités Oxycontin©, Oxynorm© et Oxynormoro© n’apportent pas d’amélioration du service médical rendu (ASMR V) par rapport aux spécialités à base de morphine à libération immédiate et prolongée dans la prise en charge de la douleur sévère cancéreuse, post-opératoire et neuropathique ». (HAS).
De plus, les récentes recommandations de la SFETD portant sur l’utilisation des opioïdes forts dans la douleur chronique non cancéreuse soulignaient l’absence d’une molécule supérieure aux autres.
Malgré cela, l’oxycodone a connu un vrai succès commercial en France et ailleurs, soutenue par un marketing ‘très présent’ que nous avions décrypté dans l’article « Oxycodone, objet marketing ou alternative à la morphine ». Aucune donnée clinique supplémentaire ou évaluation indépendante ne suggérerait de changer un seul mot à cet article aujourd’hui.
Par ailleurs, le risque addictif semble plus élevé avec l’oxycodone qu’avec d’autres morphiniques (à l’exception des fentanyl d’action rapide, de loin les plus addictifs, compte-tenu d’une durée d’action très courte et d’un pic plasmatique très élevé)
(voir Opioïdes et risques addictifs, comment les prévenir ? Questions posées aux Dr S. Robinet, Dr C. Lucas, Dr J. Bernard et Pr N. Franchitto – Douleurs, Vol 18 – N° 6, P. 305-312 – décembre 2017 et Opioïdes et risques addictifs, mythes et réalités. Comment les prévenir ?, article du Dr Stéphane ROBINET (Strasbourg, 67), du Dr Christian LUCAS (Lille, 59), du Dr Julie BERNARD (Nîmes, 30) et du Pr Nicolas FRANCHITTO (Toulouse, 31) publié dans le Flyer n° 69 – Nov. 2017).
Compte-tenu de ces risques, il est aujourd’hui surprenant de voir arriver de nouveaux opioïdes avec des indications d’AMM et un remboursement en dehors de la douleur cancéreuse. On sait en effet que la promotion agressive de l’oxycodone aux US par la firme Purdue (Mundipharma) en dehors de la douleur cancéreuse est le point de départ de l’épidémie d’addiction et d’overdoses que connait ce pays actuellement (plus de 50 000 morts chaque année pour des personnes devenues accros, très souvent à l’oxycodone). Des délégués médicaux motivés par des primes au résultat, comme c’est la coutume dans les firmes pharmaceutiques, pourraient compliquer l’affaire.
(Voir American Story : De la prohibition (1914) à la crise des opioïdes. Article du Dr Bertrand Lebeau Leibovici (CSAPA Valjean, Montfermeil, 93) publié dans le Flyer n° 72 – Sept. 2017)
L’intérêt de l’association de l’oxycodone et de la naloxone sur la constipation induite par les traitements opioïdes n’est pas démontré dans les évaluations des dossiers qui remontent maintenant à plus de 10 ans. Loin s’en faut !
Par contre, le risque lié à cette association ‘contre nature’ d’un agoniste et d’un antagoniste (son antidote en cas de surdosage) est réel. Le passage systémique de la naloxone absorbée par voie orale est documenté et le risque de contrarier l’antalgie attendue par la prescription d’un opioïde fort n’est pas à écarter.
Dans le traitement symptomatique de seconde intention des patients atteints du syndrome des jambes sans repos très sévère, après échec d’un traitement dopaminergique, l’association oxycodone et naloxone n’apporte pas d’amélioration du service médical rendu. « La Commission recommande que la prescription initiale médicale soit réalisée par un neurologue ou un médecin spécialiste exerçant dans un centre du sommeil » mais elle peut se justifier, d’où l’attribution d’un SMR modéré.
L’utilisation des opioïdes comme la méthadone, la morphine ou l’oxycodone dans cette indication est documentée depuis des années. Cette publication récente (janvier 2018) conclut par : « Tant que des précautions raisonnables sont prises, le rapport bénéfice/risque est acceptable et les opioïdes ne doivent pas être refusés sans raison »
(Voir Michael H. Silber & al. The Appropriate Use of Opioids in the Treatment of Refractory Restless Legs Syndrome.)
Il appartient désormais à chaque médecin, fort de ces informations et en connaissant les avis publics des autorités de santé en charge de l’évaluation des médicaments, de décider quelle est la place d’Oxsynia© dans l’arsenal thérapeutique des opioïdes forts.
Si ce médicament opioïde connait un succès ‘comparable’ à une précédente association à la naloxone, dans une autre indication (Suboxone©, médicament de substitution opiacée), il restera une anecdote dans l’histoire de la prise en charge des douleurs sévères, comme Suboxone l’a été dans son domaine thérapeutique.
A la date où nous écrivons cet article, les spécialités Oxsynia© ne sont toujours pas disponibles.
Enfin, pour finir, nous ne participons pas à l’opiophobie ambiante à propos des opioïdes forts et cet avis sur Oxsynia© n’est en rien une position contre l’utilisation des morphiniques forts, utiles à une antalgie efficace pour de nombreux patients. La situation française est sans commune mesure avec ce qu’il se passe en Amérique du Nord, mais aussi en Australie, voire au Royaume-Uni.
Si on écarte l’utilisation en dehors de leurs indications des fentanyl transmuqueux qui ont dopé le ‘marché, la prescription globale des opioïdes forts classiques (morphine, fentanyl patch et oxycodone) évolue mais reste à des niveaux d’exposition assez faibles de la population. C’est probablement en lien avec ce que les Autorités de Santé nomment l’amélioration de la prise en charge de la douleur.
Par contre, l’exposition aux opioïdes faibles (tramadol, codéine sous toutes ses formes et associations, spécialités à base d’opium [Lamline®, Izalgy®]) n’a guère évolué en quelques années, mais elle se situe à des niveaux d’exposition de la population extrêmement élevés, avec une fausse réputation de sécurité. Nous reviendrons sur ce sujet dans un prochain e-dito.
(Voir La Tribune, Antidouleurs opioïdes : comment prévenir une crise sanitaire en France, 16/09/2018)