Chapitre 10. Psychédéliques : l’avenir de la psychiatrie ?
« Je n’étais pas grand consommateur mais, n’ayant jamais su avaler la fumée correctement, j’appréciais le LSD, cette drogue qui se prenait en cachets et dont les effets étaient garantis. Avec l’acide, j’étais sûr de ne pas rester en rade. » (Alain Finkielkraut, A la première personne, Gallimard, 2019, p. 52)
Il peut sembler très paradoxal de parler de psychédéliques comme médicaments alors qu’ils ont, dans l’opinion publique, l’image de drogues chaotiques et dangereuses. Peu de substances, en effet, ont été l’objet de légendes urbaines aussi folles que celles qui entourent le LSD depuis la grande vague de consommation qui commence aux États-Unis à partir du milieu des années 60. Comme si tous les consommateurs de LSD de cette époque avaient sauté par la fenêtre du sixième étage en se prenant pour des oiseaux ou avaient regardé le soleil jusqu’à en devenir aveugles.
Pour comprendre l’actuel « retour des psychédéliques », il faut avoir deux choses présentes à l’esprit : toutes les drogues aujourd’hui interdites ont été, sont ou seront des médicaments. La limite entre médicament psychotrope légal et drogue illicite est très poreuse, comme le montre bien Alain Ehrenberg (213). Ce « trouble des frontières » a beaucoup à voir avec les quantités consommées et les contextes d’utilisation.
Ainsi l’association de deux drogues légales, l’alcool, habituellement une bière forte, et les benzodiazépines, des médicaments largement utilisés en médecine pour lutter contre l’anxiété, peut provoquer des états de défonce avancés pour un prix très modique. C’est d’ailleurs devenu le cocktail préféré des toxicomanes très marginalisés : les « galériens ».
À l’inverse, on redécouvre actuellement les nombreuses propriétés thérapeutiques du cannabis et des psychédéliques dans un nombre grandissant d’indications. La deuxième remarque est de nature historique. Pendant près de vingt ans, de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 60, de nombreuses équipes ont exploré les propriétés médicales de ces substances. On en parlait librement parmi les chercheurs. C’est ainsi qu’après avoir participé à la redécouverte du champignon psilocybe et à l’isolement de son principe actif, la psilocybine, le grand mycologue français Roger Heim en a consommé et a rendu compte, à l’orée des années 60, de son expérience devant l’Académie des sciences…(214). Puis le LSD et la psilocybine sortirent des laboratoires et donnèrent lieu à une large consommation parmi la jeunesse avant que ces drogues soient interdites. Ce n’est que trente ans plus tard, à partir de la fin des années 90, que les essais reprirent timidement et que l’on redécouvrit les travaux des pionniers des années 50.
De quoi les psychédéliques sont-ils le nom ?
L’histoire moderne des utilisations thérapeutiques des psychédéliques commence, en effet, après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le laboratoire suisse Sandoz met à la disposition des chercheurs et des cliniciens le LSD, découvert en 1943 par Albert Hofmann. Durant vingt ans, plusieurs équipes accumulèrent des résultats encourageants et parfois même enthousiasmants. Tout s’arrêta à la fin des années 60, à la suite de la grande vague de consommation récréative qui, à partir de 1963-64, va toucher la Californie puis le reste du monde. Le LSD fut interdit en 1966 en Californie et la convention de 1971 classa tous les psychédéliques comme substances dangereuses sans intérêt thérapeutique. Ce n’est qu’au milieu des années 90 que les essais cliniques reprirent timidement, et de manière nette depuis 2010. La période actuelle est celle de la « renaissance psychédélique ». Pendant deux décennies, jusqu’à l’interdiction du LSD en Californie en 1966, les psychédéliques n’étaient pas des médicaments (on menait des essais cliniques pour qu’ils le deviennent) mais n’étaient pas interdits. Tout s’arrêta avec la prohibition américaine et le laboratoire Sandoz cessa de mettre la substance à disposition des chercheurs.
Pourtant, après trente ans de quasi-interruption, les essais cliniques ont repris à partir du milieu des années 90, aux États-Unis mais aussi en Grande-Bretagne, en Suisse ou en Israël. Et, avant que la Covid interrompe ce processus, la MDMA (MéthylèneDioxyMéthAmphétamine), principe actif de l’ecstasy, devait être approuvée par la Food and Drug Administration (FDA) américaine dans la prise en charge des PTSD (215). Pour la première fois dans l’histoire, un psychédélique deviendrait officiellement un médicament. Ce succès, on le doit surtout à une fondation, la MAPS (Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies), créée en 1986 par Rick Doblin en réponse à l’interdiction de la MDMA aux États-Unis. Plus de trente années de travail pour obtenir les autorisations et les fonds et une obstination à toute épreuve sont à l’origine de cette victoire.
Et elle ne va pas seule. La FDA a, en effet, approuvé des essais de phase IIB (qui précède la phase III, dernière étape avant la mise sur le marché) avec la psilocybine dans les dépressions résistantes. Ces recherches sont considérées comme une « avancée majeure » (breakthrough therapy). Si la psilocybine et le LSD sont des psychédélique « classiques », ce n’est pas le cas de la MDMA. Par psychédélique classique, on entend aujourd’hui des substances qui se lient exclusivement ou très principalement à un certain type de récepteurs présents, entre autres, dans le système nerveux central et que l’on appelle 5HT2a. 5HT veut dire 5HydroxyTryptamine, autre nom pour la sérotonine, un neuromédiateur suffisamment connu pour que Michel Houellebecq le juge digne d’être le titre de l’un de ses romans. La mescaline issue d’un cactus (qui fut isolée à la fin du XIXe siècle par Arthur Heffter), le LSD, la psilocybine et la DMT (Di Méthyl Tryptamine) sont des psychédéliques classique. La MDMA interagit avec de nombreuses classes de récepteurs (y compris 5HT2a), ce qui en fait le plus psychédélique des stimulants. Mais ce n’est pas un psychédélique classique.
La psilocybine est le principe actif de champignons appelés psilocybes. À l’occasion de plusieurs voyages d’étude au Mexique avec sa femme d’origine russe, le banquier américain Robert Gordon Wasson a redécouvert ces « champignons magiques » et constaté qu’ils faisaient toujours l’objet de cérémonies chez les Indiens Mazatec. Sa passion pour les champignons lui fut transmise par son épouse. Il existe en effet des peuples mycophobes et des peuples mycophiles, et les Russes appartiennent pleinement à cette deuxième catégorie. Il envoya des psilocybes au professeur Roger Heim du Muséum d’histoire naturelle à Paris, qui parvint à les faire pousser : une première mondiale ! Et ce fut finalement Albert Hofmann qui isola la molécule en 1958. Le Heffter Research Institute (216), créé en 1993, a participé à la « renaissance psychédélique » par des études sur cette drogue. Comme les autres psychédéliques classiques (LSD, mescaline et DMT), sa toxicité est faible à nulle et les cas de décès sont rarissimes. On n’en connait pas dans les essais cliniques menés depuis vingt ans.
Question : pourquoi préférer la psilocybine au LSD ?
D’abord parce qu’elle agit moins longtemps et de manière moins intense. Les chercheurs qui accompagnent les patients peuvent être de retour chez eux pour le dîner. Mais il y a une autre raison : le LSD jouit d’une réputation si mauvaise dans l’opinion publique et chez les responsables politiques qu’obtenir l’argent et les autorisations avec ces trois lettres maudites est une gageure.
La MDMA et les molécules proches sont une classe de substances que l’on désigne comme « empathogènes » (qui mettent en empathie avec autrui) ou « entactogènes ». La question de sa toxicité a été beaucoup discutée car de nombreuses amphétamines sont neurotoxiques. De fait, les travaux de l’Américain George Ricaurte, qui faisait autorité en la matière dans les années 90, avaient montré une forte neurotoxicité. Jusqu’à ce qu’il annonce que ses travaux étaient invalides car il s’était… trompé de substance !
On a rapporté des cas de décès sous ecstasy et cette drogue est certainement plus problématique que le LSD ou la psilocybine. La grande majorité de ces morts est due à une hyperthermie provoquée par une dépense physique importante, la danse, associée à une déshydratation ou, à l’inverse, à une hyponatrémie (diminution du sodium dans le sang) par hémodilution chez des personnes ayant bu des quantités trop importantes de liquides. Pour le reste, la MDMA, utilisée dans le cadre d’essais cliniques, présente un profil presque idéal pour améliorer et renforcer une psychothérapie (217). Elle diminue l’anxiété et la dépression et favorise l’empathie et la proximité.
Pour ses partisans, la prochaine révolution dans le champ de la psychiatrie viendra donc des thérapies psychédéliques. Il est vrai que la psychiatrie est en panne de traitements innovants. Quittons un instant les psychédéliques pour examiner ce qui s’est passé dans ce champ.
Médicaments psychiatriques : l’innovation en berne
Les révolutions thérapeutiques dans le champ de la psychiatrie sont rares. La première révolution, à vrai dire la seule d’une telle ampleur, a eu lieu il y a près de soixante-dix ans, en 1952, avec l’utilisation du premier antipsychotique, le Largactil (chlorpromazine) (218). Puis, on découvrit le premier antidépresseur tandis que la première benzodiazépine, le Librium (chlordiazépoxide), était mise sur le marché comme anxiolytique. En moins d’une dizaine d’années, trois découvertes de première importance avaient eu lieu concernant des pathologies aussi importantes que les psychoses, les dépressions et les troubles anxieux. L’époque était donc à l’enthousiasme et l’on fêtait la naissance d’une nouvelle discipline : la psychopharmacologie. L’avenir était radieux !
Il fallut pourtant déchanter et attendre une trentaine d’années avant qu’une nouvelle percée se manifeste, et elle était de bien moindre ampleur. A posteriori, on comprend pourquoi : ces découvertes restaient le fruit du hasard et il est capricieux (219). Certes, ces avancées étaient ensuite exploitées, donnant naissance à des classes de médicaments comme celle des benzodiazépines (BZD), qui compte des dizaines de molécules très proches et dont les noms commerciaux sont familiers : Valium, Lexomil, Tranxène, Xanax, Témesta… Les laboratoires mirent aussi sur le marché de nombreux neuroleptiques et antidépresseurs et cette profusion pouvait donner le sentiment que les découvertes s’accumulaient alors qu’on ne faisait qu’exploiter, avec persévérance, la percée des années 50.
En 1987, une nouvelle classe d’antidépresseurs, les inhibiteurs de recapture de la sérotonine (IRS) (220), fit son apparition avec la mise sur le marché d’un médicament qui devint un phénomène de société : le Prozac (fluoxétine). Son efficacité semblait proche de celle de la génération précédente, mais avec beaucoup moins d’effets secondaires et d’interactions médicamenteuses. Alors que les antidépresseurs classiques n’étaient pratiquement utilisés que par des psychiatres, les médecins généralistes se mirent à prescrire le Prozac et tous ses successeurs. Depuis, le nombre de ces IRS a prospéré et une classe toute proche, celle des IRSNa (inhibiteurs de recapture de la sérotonine et de la noradrénaline) est apparue en 1998 avec l’Effexor (venlafaxine) en tête de gondole.
Enfin, à partir de 1996, des antipsychotiques dits « de deuxième génération » furent mis sur le marché, parmi lesquels l’Abilify (aripiprazole), le Zyprexa (olanzapine) et le Risperdal (rispéridone) sont les plus connus. Là aussi, leur principal intérêt était de présenter moins d’effets secondaires que les neuroleptiques de première génération, en particulier des « troubles extrapyramidaux » (qui miment la maladie de Parkinson).
Depuis, rien ou presque. En tout cas aucune « révolution » comparable à celle des années 50. Et nul ne sait quand aura lieu le prochain tournant. Mais de violentes polémiques se firent jour concernant l’efficacité de nombre de ces médicaments, leurs effets secondaires, parfois considérables, et leur mauvaise utilisation.
On a fini aussi par constater que les BZD affectaient la mémoire (221), en particulier chez les personnes âgées. Ce sont des médicaments remarquables mais ils ont été sur-prescrits et on a fini par découvrir qu’ils provoquaient dépendance et tolérance, et qu’ils favorisaient peut-être la maladie d’Alzheimer…
Voyons ce qu’il en est des IRS, qui furent les stars des années 90 et 2000. Là aussi, il fallut déchanter. Tout d’abord leur efficacité est remise en cause par plusieurs études, en particulier dans les dépressions légères à modérées. De plus, le risque suicidaire était très préoccupant chez les adolescents (222). Bref, le bilan de ces médicaments, pourtant largement prescrits, est loin d’être satisfaisant. Quant aux neuroleptiques dits de deuxième génération et qui étaient supposés avoir peu d’effets secondaires de type Parkinson, ils en ont d’autres qui sont redoutables. Les prises de poids sous Zyprexa (olanzapine) sont souvent impressionnantes, plusieurs dizaines de kilos, sans compter que parfois s’installe un diabète. On pourrait multiplier les exemples.
En 2015, Charles Grob, l’un des représentants les plus en vue des Psychedelic Studies, résuma ainsi la situation : « Autisme, troubles anxieux, troubles obsessionnels compulsifs, alcoolisme, dépressions résistantes : autant de pathologies pour lesquelles nous n’avons pas de bons traitements (223). »
Il faut avoir ce désenchantement présent à l’esprit pour juger de ce que les psychédéliques peuvent apporter.
Les pionniers des années 50 et 60
Albert Hofmann travaillait sur des dérivés d’un champignon, l’ergot de seigle, et avait synthétisé en 1938 pour les laboratoires Sandoz en Suisse, vingt-cinq substances de type Lysergic Saüer Diéthylamide (LSD). Mais rien d’intéressant ne survint et cette piste fut abandonnée. En 1943, Hofmann recommença à travailler sur le LSD 25 et en absorba, peut-être en se frottant les yeux, une petite quantité. Il vécut les changements de forme, de couleur, de son que le LSD induit. Il en reprit alors volontairement et sut qu’il avait découvert une substance extraordinaire, qui agissait non pas en milligrammes, comme la quasitotalité des autres drogues, mais en microgrammes, des millièmes de milligrammes… Après la guerre, Sandoz décida de mettre à la disposition des chercheurs son étrange molécule afin de savoir si elle avait des applications thérapeutiques. Et c’est ainsi que pendant vingt ans, de l’après-guerre à la fin des années 60, des équipes principalement composées de psychiatres (mais pas uniquement) expérimentèrent le LSD dans tout le champ de la pathologie mentale : anxiété, dépression, schizophrénie, troubles de l’humeur, troubles obsessionnels compulsifs, addictions… À la fin des années 50, la psilocybine s’ajouta au LSD.
Les chercheurs disposaient donc de deux substances qui semblaient provoquer des états mimant une psychose. Cette piste « psychotomimétique », qui évoque Moreau de Tours et le haschisch (224), fut suivie jusqu’à ce qu’il devienne clair que cette hypothèse ne tenait pas la route. Alors que les patients psychotiques ont un délire et des hallucinations effrayants provoquant une grande anxiété, la majorité des personnes qui consommaient du LSD ou de la psilocybine semblaient vivre, au contraire, une expérience enrichissante et dont les effets positifs se maintenaient dans le temps (225).
Le modèle psychotomimétique abandonné, deux stratégies différentes ont vu le jour. La première dite « psycholytique » consiste à utiliser un certain nombre de fois de faibles quantités d’un psychédélique afin de favoriser l’ouverture de la conscience et la libre association. La stratégie « psychédélique » consiste, au contraire, en une seule prise fortement dosée provoquant une expérience mystique à partir de laquelle se construit le travail psychothérapeutique.
Lorsque l’on parle de psychothérapie assistée par les psychédéliques, le modèle n’est pas celui des traitements psychiatriques habituels qui sont pris sur une base quotidienne. La prise de la substance n’a lieu qu’un petit nombre de fois, souvent à un mois d’intervalle. Les psychédéliques favorisent l’accès aux souvenirs émotionnels habituellement réprimés, la loquacité, la franchise et l’expérience mystique. Et ils catalysent ainsi le travail psychique.
Ces thérapies psychédéliques étaient très répandues dans les années 50 et 60. On les utilisait dans le cadre de la psychologie transpersonnelle pour faciliter les psychothérapies en « ouvrant le champ de la conscience ». Le courant de la psychologie transpersonnelle s’est intéressé aux états modifiés de conscience induits par des drogues ou par des techniques psycho-spirituelles (méditation, respiration, yoga…).
Plusieurs points méritent d’être soulignés. Il existe un fort « effet d’attente » qui peut être teinté d’espoir quant à une amélioration de l’état psychique et/ou de peur. Raison pour laquelle certains auteurs attribuaient les bons résultats au désir des patients de ne pas décevoir l’enthousiasme de leur thérapeute… De manière plus générale le « set and setting », que l’on peut traduire par la disposition psychique et l’environnement, joue un rôle déterminant. Progressivement, on abandonna le décor propre à l’hôpital pour créer un lieu chaleureux où les personnes peuvent apporter des objets personnels et où on dispose volontiers divers symboles. De sorte que la personne se sente en sécurité, libre de s’exprimer et contenue (contained) (226). Les bad trips, dont les descriptions terrifiantes se multiplièrent à partir du milieu des années 60, sont favorisés par le non-respect de ces règles.
Set and setting
Donnons quelques exemples de set and setting. L’un des plus intéressants a été développé à partir de 1978 par le psychologue canadien Bruce K. Alexander de l’université Simon Fraser en Colombie Britannique. Alexander connaissait les expériences dans lesquelles on met un rat isolé dans une cage (dite de Skinner) avec un accès à une drogue soit par voie veineuse (le rat apprend alors à appuyer sur une pédale pour avoir un bolus de morphine ou de cocaïne), soit en choisissant entre une solution buvable de morphine et une solution buvable d’eau. Il voulait démontrer que ce n’est pas la drogue mais l’environnement qui joue un rôle décisif dans l’addiction. Il construisit donc un parc à rats, deux cents fois plus grand qu’une cage de Skinner avec des rats mâles et femelles et toutes sortes de jeux amusants comme des roues dans lesquelles on cavale (tordant !). Les rats sont des animaux sociaux, qui ne détestent pas le sexe. Dans ce setting, ils consommaient peu de la drogue mise à leur disposition, contrairement aux rats isolés qui ne faisaient plus que cela. Et Alexander d’affirmer que l’addiction, ce n’est pas vous – c’est la cage dans laquelle vous vivez.
Les expériences d’Alexander, qui consistaient aussi à faire passer des groupes de rats d’un environnement isolé à un parc, et inversement, et de noter l’évolution des consommations, furent critiquées, refaites avec des résultats parfois moins frappants. Même si sa position trop radicale, qui consiste à attribuer tout le poids de l’addiction non à la drogue et au set mais au seul setting, mérite d’être nuancée, elle montrait clairement le rôle crucial de l’environnement. Mais il avait tort de croire que la drogue (surtout s’il s’agit d’un fentanyl ou d’une méthamphétamine) ou que les vulnérabilités individuelles, qu’elles soient ou pas génétiques, n’avaient aucun poids.
Prenons un autre exemple. On peut gober un ecstasy dans une rave ou une boîte de nuit et danser, au son d’une musique techno, jusqu’au petit matin. On peut aussi prendre le même ecstasy et s’installer confortablement pour écouter de la musique, lire un livre, regarder un film, travailler ou… être inclus dans un essai clinique. On conviendra que l’expérience n’est pas la même.
Le set and setting joue un rôle majeur dans les thérapies psychédéliques. Ce que pense la personne de l’expérience qu’elle va vivre, les espoirs ou les peurs qu’elle peut éprouver, ce qu’on appelle l’effet d’attente de même que l’environnement dans lequel l’expérience a lieu et qui doit être chaleureux, rassurant et même intime (on peut y apporter divers objets personnels) sont essentiels.
« Guide » et « expérience mystique »
Enfin, il fallait qu’un « guide » accompagne la personne et sache la rassurer si un épisode anxieux survenait ou tout événement qui pouvait être mal vécu. Et il était préférable que ce guide ait une expérience personnelle de ces substances qui finiront par s’appeler psychédéliques (« qui révèle l’âme »), un nom inventé en 1957 par le psychiatre Humphrey Osmond dans un échange avec l’écrivain Aldous Huxley.
La question de l’expérience mystique avait embarrassé les premiers chercheurs, de même que la présence d’un guide. Le mysticisme et la science ne font pas bon ménage mais il fallait se rendre à l’évidence : ces substances favorisent un sentiment « océanique » d’unité et d’harmonie avec le monde vivant et avec la nature. Nombreux étaient ceux qui revenaient et disaient avoir rencontré Dieu ou quelque autre entité supérieure. Comme l’explique Michael Pollan, auteur d’une grande enquête sur les psychédéliques, « à bien des égards, la thérapie psychédélique semblait davantage relever du chamanisme (…) que de la médecine moderne (227) ». Paradoxalement, la renaissance psychédélique commencera avec un travail rigoureux sur l’expérience mystique provoquée par la psilocybine.
Autre constat : les chercheurs de la seconde vague ont retrouvé les grands domaines d’indication qu’avaient explorés les précurseurs : la fin de vie, les psycho-traumatismes et les addictions. Des résultats remarquables avaient été obtenus chez des patients cancéreux ou en fin de vie et dont l’existence était plongée dans une détresse existentielle permanente. De même, les personnes atteintes de PTSD, de TOC (troubles obsessionnels compulsifs) ou de dépression résistante voyaient leur état s’améliorer. Les addictions à l’alcool, au tabac, aux opiacés bénéficiaient de ces traitements.
Les psychédéliques permettent aussi d’améliorer les patients présentant une algie vasculaire de la face (« cluster headache »). Il arrive qu’ils soient les seuls à obtenir un tel résultat. Les douleurs provoquées par cette maladie sont si intolérables que les patients parfois se suicident. S’ils n’ont pas la chance d’être dans des essais cliniques, ils n’auront pas accès au traitement. Est-il humainement acceptable de les priver du seul remède qui les soulage sous le prétexte qu’il s’agit d’un psychédélique ? Les quelques équipes qui travaillaient sur ces substances et avaient largement pratiqué l’auto-expérimentation étaient, par ailleurs, d’accord sur plusieurs points, mais elles pensaient qu’il valait mieux ne pas en parler en public. Tous ces chercheurs étaient ainsi convaincus que le potentiel des psychédéliques dépassait de beaucoup le seul usage thérapeutique. Ce n’était pas seulement une révolution dans la psychiatrie, mais un nouveau remède pour l’humanité tout entière.
Timothy Leary et la vague hyppie
Il fallait donc convaincre prudemment les élites de l’intérêt de ces travaux sans trop en dire. Et le reste de la société finirait par suivre. Telle était l’idée générale au début des années 60. Mais les choses ne se passèrent pas du tout comme prévu car le LSD sortit des laboratoires pour prendre ses quartiers dans la société elle-même. Cette période qui va de 1963 à 1967 – avec le « summer of love » – est devenue mythique à cause du mouvement hippie, de la musique et… du LSD. Tom Wolfe, récemment disparu, considéré comme le pape du nouveau journalisme, a publié en 1968 Acid test, devenu, dans son genre, un classique. Centré sur les pérégrinations de Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, et de ses « joyeux lurons » (Merry Pranksters), il donne une idée de ces folles années. On notera que Ken Kesey découvrit le LSD dans le cadre d’une expérimentation menée (secrètement) par… la CIA ! Habituellement, une personne est tenue pour responsable de cette sortie des labos : Timothy Leary. Il était un respectable et brillant professeur de psychologie à Harvard et faisait partie du petit groupe de chercheurs passionnés par le sujet. Avait-il perdu la tête ou rêvait-il de gloire ? Il ameuta les médias, expliqua que la révolution viendrait du LSD et fit l’apologie du mysticisme chimiquement induit. Il franchit le pas en commençant à distribuer du LSD à ses étudiants, fut viré de Harvard et entama une longue et tumultueuse relation avec la police et les prisons américaines.
Ses collègues furent effondrés devant ses « pitreries » (228). Ils partageaient beaucoup de ses idées mais ne les rendaient pas publiques. Quoi qu’il en soit, le LSD rencontra la jeunesse révoltée des années 60, qui militait contre la guerre du Vietnam et rêvait d’une autre société.
C’est ainsi que les années 1963 à 66 virent des centaines de milliers de personnes consommer du LSD récréatif, pas encore interdit. Toutes sortes de rumeurs, plus effrayantes les unes que les autres, commencèrent alors à circuler sur la toxicité du LSD, qui aurait même endommagé les chromosomes ! Ainsi vont les légendes urbaines… En réalité, on peut soutenir que, lorsque le set and setting est respecté, les psychédéliques sont sans grand danger malgré ces rumeurs folles qui fonctionnaient comme un remake du reefer madness des années 30 et 40 sur le cannabis.
Le mélange détonnant de drogue et de révolte politique aboutit en 1966 à l’interdiction du LSD. Sandoz cessa de mettre sa molécule à disposition des chercheurs. Les crédits ne furent pas renouvelés et les équipes durent progressivement abandonner ce domaine de recherche.
Il s’ensuivit une traversée du désert de trois décennies pour la recherche et les essais cliniques. Plus le temps passait, plus il semblait qu’étaient oubliées les vingt années durant lesquelles quelques dizaines d’équipes avaient publié plus de mille articles, dont certains décrivaient des résultats remarquables.
Entre-temps, un événement vint s’ajouter au tableau : le drame et le scandale de la thalidomide, un sédatif et anti-nauséeux volontiers prescrit aux femmes enceintes, dont plusieurs mirent au monde des bébés atteints de graves malformations. Mis sur le marché en 1957, il fut retiré en 1961, après que le laboratoire Grünenthal et GmbH eut tenté de dissimuler la vérité. Ni la France ni les États-Unis n’avaient mis la thalidomide sur le marché. Mais un amendement étatsunien connu sous le nom de Kefauver Harris (1962) obligeait désormais les laboratoires pharmaceutiques à donner de solides preuves de l’innocuité et de l’efficacité des médicaments qu’ils souhaitaient mettre sur le marché. C’est à cette époque que les essais en double aveugle contre placébo (deux groupes de caractéristiques identiques qui reçoivent au hasard la molécule active ou le placebo sans que ni le patient ni le médecin ne sachent qui a reçu quoi), ainsi qu’un rigoureux traitement statistique des données devinrent la règle. Or la grande majorité des essais cliniques réalisés avec les psychédéliques étaient des essais « ouverts » (sans double aveugle), avec un nombre limité de patients, c’est-à-dire avec une faible puissance statistique. Ne méritaient-ils pas d’être tout simplement oubliés ? Et ils le furent.
La deuxième vague des psychedelic studies
Pourtant, la flamme ne s’éteignit pas complètement, même si une seule équipe, celle du centre psychiatrique du Maryland à Spring Grove, dirigée par Stanislas Grof, put continuer ses travaux jusqu’en 1976. En 1986, Rick Doblin, qui s’intéressait surtout à la MDMA, créa la MAPS (Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies). Au milieu des années 90, l’administration américaine sembla de nouveau prête à autoriser et à financer des recherches. La première d’entre elles confirma le fait que ces substances provoquaient des expériences mystiques qui transformaient profondément les personnes.
L’étude de Roland Griffiths et de son équipe à l’université JohnsHopkins (Baltimore) fut publiée en 2006 et saluée pour sa rigueur (229). Elle reprenait un travail connu sous le nom d’expérience du Vendredi saint (Good Friday Experiment) réalisé en 1962 à l’université de Harvard par Walter Pahnke, un élève de Timothy Leary. Pahnke voulait explorer les capacités « enthéogènes » (qui relèvent du divin) des psychédéliques avec la psilocybine et choisit vingt étudiants en théologie, divisés en deux groupes de dix pour une étude en double aveugle contre placebo avec un placebo actif (en l’occurrence de la niacine). Ce choix méthodologique était inhabituel à l’époque et particulièrement pertinent. Tous les sujets étaient étudiants dans la même école de théologie à Boston. Ceux qui avaient reçu la psilocybine vécurent une profonde expérience mystique. Pahnke mourut accidentellement en 1971 et, en 1991, Rick Doblin traversa en tous sens les États-Unis pour retrouver ces vingt personnes. Il y parvint pour presque toutes et constata que cette expérience avait été profonde et avait eu des effets positifs à long terme (230).
C’est ce travail que Roland Griffiths voulut reprendre après plusieurs décennies d’arrêt par suite des prohibitions. Trente volontaires sains et qui n’avaient jamais consommé de psychédéliques reçurent soit 30 mg de psilocybine (plutôt une grosse dose), soit un placebo actif (en l’occurrence du méthylphénidate, un stimulant proche d’une amphétamine). Plusieurs séances séparées par des intervalles de deux mois furent organisées avec un suivi au long cours. Pendant l’expérience, les participants portaient un masque sur les yeux, pouvaient disposer d’écouteurs diffusant de la musique et on leur demandait de concentrer leur attention sur leur activité mentale. Finalement, 61 % des personnes qui avaient reçu la psilocybine firent une expérience mystique versus 13 % du groupe contrôle. Il semble qu’une telle expérience soit très fréquente avec des doses de psilocybine comprises entre 20 et 30 mg. Au-delà, c’est l’anxiété qui domine. À plus long terme, les personnes disaient avoir amélioré leur ouverture au monde, leur créativité et leur bonheur de vivre.
On comprend mieux pourquoi une psychothérapie avec psilocybine peut aider des mourants ou des personnes ayant un cancer car « la majorité des sujets ayant une expérience mystique ont indiqué que leur peur de la mort avait diminué de façon significative, parfois même complètement disparu (231) ». Cette expérience semble modifier en profondeur les priorités de l’existence. Raison pour laquelle certains parlent d’une sorte de reset. Voilà à quelle conclusion générale aboutit Roland Griffiths :
« Nos recherches montrent que, dans des conditions adéquates, tout le monde peut avoir ce genre d’expérience mystique. Cela veut dire que nous sommes formatés pour la générosité ou la compassion envers les autres, qui sont fondamentales dans les religions. Cette vérité première semble être inscrite dans nos gènes. C’est réjouissant. En tant qu’espèce, il faut que nous réussissions à comprendre la nature de ces sensibilités si nous voulons survivre. Si nous ne dépassons pas nos instincts agressifs et d’autodéfense, nous allons nous détruire, et la planète avec (232). »
Depuis cette époque, les travaux ont repris. Des résultats remarquables ont été obtenus avec la psilocybine chez des patients atteints de maladies graves qui, après avoir suivi une psychothérapie dans laquelle s’insérait une prise de substance, modifiaient profondément leur rapport à la mort, profitaient pleinement du temps qui leur restait à vivre et diminuaient ou se débarrassaient de l’anxiété qui minait auparavant chaque seconde de leur existence. D’autres travaux portent sur la dépression, la dépendance au tabac ou à l’alcool. Il n’empêche, le double aveugle versus placébo est toujours difficile avec les substances psychoactives ; avec les psychédéliques, c’est une gageure. C’est ainsi qu’on inventa le placebo « actif », c’est-à-dire induisant quelques effets qui peuvent donner illusion, surtout si la personne n’a jamais consommé de psychédéliques. On utilisa la niacine, qui n’est pas psychoactive mais provoque quelques effets plutôt désagréables ; le méthyphénidate, un stimulant utilisé pour traiter les TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité) de l’enfant ; et, plus récemment, de faibles doses du psychédélique lui-même, avec le risque que cette faible dose ait quand même quelques effets. La question du double aveugle versus placébo a suscité de nombreux débats. Certains, sceptiques ou pas, pensent que cette méthodologie est indispensable pour convaincre les autorités. D’autres trouvent plutôt risible et vain de vouloir singer une procédure décidément inapplicable aux psychédéliques.
Les psychédéliques et le « mode par défaut »
C’est aussi dans le domaine des neurosciences que les psychédéliques ont montré tout leur intérêt. Un bon exemple en est le DMN (Default Mode Network). Il existe dans le cerveau au repos, lorsque notre cognition n’est pas dirigée vers un objectif spécifique, une activité cérébrale intense et soutenue dans des régions spatialement éloignées. Cette découverte est largement due au hasard qui, comme on sait, favorise les esprits préparés. Marcus Raichle, en 2001, l’a baptisé « réseau du mode par défaut », en anglais Default Mode Network (DMN), pour signifier qu’il fonctionne surtout lorsque l’on ne fait rien. Par exemple quand on est « dans la lune », que l’on rêvasse, que l’imagination élabore des scénarios sur l’avenir ou revient sur des événements du passé, etc. Ce sont des activités dites « métacognitives » comme l’introspection, le voyage dans le temps…
En 2016, Robin Carhart-Harris, un jeune chercheur de l’équipe de David Nutt à l’Imperial College de Londres, a publié la toute première étude d’IRM fonctionnelle et de magnéto-encéphalographie chez vingt personnes ayant consommé 75 microgrammes de LSD (233), une dose moyenne. Les images montrent que le cortex visuel du cerveau, qui normalement reçoit et traite les informations des yeux, commence, sous l’effet du LSD, à communiquer avec une large gamme d’autres régions du système nerveux central. Cela signifie que ces régions, qui normalement ne sont pas impliquées dans la vision, contribuent soudain au processus visuel. Cela renvoie aux synesthésies qui font « voir les sons et écouter les couleurs ». Pour Cahart-Harris, le DMN contrôle et réprime la conscience. Il représente l’ego. Or le LSD provoque une « dissolution de l’ego ». Le DMN se désintègre sous l’influence du LSD, permettant une augmentation de la communication entre des réseaux qui sont habituellement strictement séparés. Cela produit une connectivité plus intégrée à travers le cerveau, qui peut être associée à des modes de fonctionnement plus fluides.
Robin Carhart-Harris écrit :
« Avec le LSD, les réseaux neuronaux perdent en partie leur intégrité. Les systèmes cérébraux deviennent moins ségrégés, et les différents réseaux commencent à se fondre les uns dans les autres. Globalement, le cerveau devient plus connecté, et il opère de manière plus flexible (234). »
Ce qui est habituellement décrit comme un fonctionnement défectueux, déficitaire, chaotique, est ici présenté sous les espèces de la fluidité, de la connectivité et, finalement, d’une forme supérieure d’ordre.
Le LSD et la résolution de problèmes
Il y a peut-être un lien entre cette fluidité et le fait suivant : lorsqu’une personne connaît particulièrement bien un problème de nature technique ou scientifique (architecte, ingénieur, chercheur…), mais ne parvient pas à le résoudre, le LSD peut l’y aider. On dispose de nombreux témoignages dans ce sens. Cela peut sembler paradoxal parce que la plupart des gens ont le sentiment que leurs performances diminuent sous psychédéliques, ce qui est vrai dans la vie quotidienne. Mais il en va autrement lorsqu’une personne connaît bien un problème et cherche la solution. David Nutt remarque que deux des plus grandes découvertes de la biologie, la double hélice d’ADN, par Francis Crick, et la PCR (Polymerase Chain Reaction), par Kary Mullis, qui leur valurent à tous deux le prix Nobel (respectivement en 1962 et 1993), ont été faites en partie sous LSD. Mullis a dit : « Je pouvais m’assoir sur la molécule d’ADN et observer les polymères qui passaient (235). J’évoque le nom de David Nutt. C’est un personnage prestigieux et son œuvre est enthousiasmante. Mais, comme il arrive souvent chez les spécialistes des psychédéliques, il (236) est très hostile aux opiacés utilisés en fin de vie :
« La manière dont nous nous y prenons avec la mort consiste à empoisonner les gens avec des opiacés de sorte qu’ils ne puissent plus penser. Ils ne souffrent pas mais sont constipés, ne peuvent pas parler et sont paralysés avant de mourir. Je pense que l’idée selon laquelle il pourrait y avoir des stratégies alternatives est quelque chose que nous devrions explorer. »
« Empoisonner les gens avec des opiacés » ? Il n’a pas tort de critiquer les doses excessives d’opioïdes prescrits, comme le montre trop bien la crise américaine (237). Et il est logique qu’il n’aime pas les opiacés puisqu’il souhaite (avec raison) proposer l’utilisation de psychédéliques en fin de vie. Mais les opioïdes restent essentiels dans de nombreuses douleurs chroniques de forte intensité en cancérologie, rhumatologie… Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! Son jugement sur les opiacés est excessif.
Le micro-dosing de LSD
Il existe un troisième domaine de recherche, qui concerne les microdoses de LSD (ou de psilocybine). Il s’agit de doses de LSD qui ne dépassent pas 20 microgrammes (microg), c’est-à-dire le dixième d’une dose habituelle de 200 microg. Elle est largement infra-hallucinatoire et le plus souvent peu d’effets psychoactifs sont ressentis. L’un des grands spécialistes de cette question, James Fadiman, conseille de prendre cette microdose sur une assez longue période, plusieurs mois, en ne consommant qu’un jour sur trois ou quatre. Qu’en attendent les utilisateurs ? Une fluidité de la pensée, une diminution ou disparition des procrastinations, une créativité et une humeur positive. On dit que le microdosage fait fureur dans la Silicon Valley avec une perspective claire d’augmentation des performances et de la productivité tant en quantité qu’en qualité.
Cet objectif scandalise ceux qui luttent contre le capitalisme. Les psychédéliques, qui devraient être un outil majeur de transformation de nos sociétés, sont victimes, d’après eux, d’une récupération marchande. En oubliant, au passage, que si le microdosage tient ses promesses, il intéressera tout un chacun très au-delà de la seule performance au travail.
Les effets attendus relèvent mal de la distinction entre thérapeutique et récréatif. Ce n’est pas thérapeutique puisque les personnes qui en consomment ne sont pas malades et ne recherchent pas le soulagement de certains symptômes. Mais ce n’est pas non plus « récréatif » car il ne s’agit pas de s’amuser mais de mieux travailler. Voilà qui donne un sens, un peu comme avec le cannabis, à une catégorie que l’on pourrait appeler « bien-être ».
Les psychédéliques et les conventions internationales
Aujourd’hui, on est au bord de la reconnaissance officielle. Et la question intéresse désormais un large public. Si la seconde vague de chercheurs a retrouvé l’enthousiasme des pionniers, il s’y mêle de la crainte : et si le désastre de 1966 se reproduisait ?
Tentons de comprendre à quelles difficultés se heurtent ces recherches. Il faut, pour cela, faire un détour par les conventions internationales qui régissent le régime global de prohibition des drogues. La première de ces conventions date de 1961. Elle est dite « unique » parce qu’elle subsume toutes les précédentes et porte sur les plantes à drogues. La seconde, qui date de 1971, traite des drogues de synthèse, et la troisième, de 1988, s’attaque aux précurseurs et à la lutte contre le trafic.
La kétamine exceptée, toutes les substances psychédéliques (au sens large) sont classées comme drogues dangereuses sans application thérapeutique, c’est-à-dire dans le groupe 1 de la convention de 1971. On ne peut faire pire pour la recherche. La kétamine s’est révélée efficace, et de manière beaucoup plus rapide que les médicaments classiques, dans des dépressions résistantes, ce qui en ferait un médicament de choix dans le début du traitement des dépressions avec risque suicidaire. Si elle avait été classée, les recherches auraient été bien moins nombreuses et beaucoup plus lentes.
Alors que la liste des travaux sur les utilisations thérapeutiques des psychédéliques se multiplient, leur classement devient chaque jour plus absurde. L’OMS pourrait décider de s’emparer de la question à travers son Expert Committee on Drug Dependence (ECDD), comme elle l’a fait avec le cannabis. À moins d’un improbable coup de théâtre, elle y sera nécessairement conduite. Et le plus tôt sera le mieux. Il restera à la Commission on Narcotic Drugs (CND), qui se réunit chaque année à Vienne, à trancher cette question. On peut donc parier que cela va prendre … « un certain temps », comme aurait dit Fernand Raynaud !
L’autre obstacle est évidemment le nerf de la guerre. Les essais cliniques coûtent cher, surtout si l’on souhaite impliquer un grand nombre de sujets pour obtenir une bonne significativité statistique. Or la plupart de ces substances sont soit non brevetables, soit tombées dans le domaine public. Les labos ne peuvent donc espérer faire fortune avec. De plus, et contrairement aux bons vieux psychotropes officiels qui doivent être consommés pendant de longues périodes, un nombre très limité de prises est suffisant. Cette situation explique le rôle crucial des fondations (non-profit ou charity organisations) dans le monde anglo-saxon. On a cité la MAPS (Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies), fondée en 1986 par Rick Doblin, et le Heffter Research Institute, créé en 1993 par David Nichols et Dennis McKenna aux États-Unis. Mais il y a aussi la Beckley Foundation, née en 1998 et dirigée par Amanda Feilding au RoyaumeUni. C’est dans les laboratoires des universités que se trouvent les compétences et les outils techniques, et les pays qui avancent le plus vite sont ceux où le lien entre universités et fondations est le mieux établi. Ainsi, les recherches novatrices de Robin Carhart-Harris dans le service de David Nutt ont eu lieu à l’Imperial College de Londres avec le soutien de la Beckley.
Examinons sans passion la situation : est-il raisonnable de continuer ainsi ? La guerre à la drogue doit-elle avoir aussi pour fonction d’empêcher la recherche au prétexte que ces substances peuvent faire l’objet d’utilisations récréatives ? Bien entendu, ceux qui sont hostiles à ces recherches sur les psychédéliques reprendront un argument déjà largement utilisé dans les débats sur le cannabis à usage thérapeutique : les utilisations thérapeutiques des psychédéliques ne sont que le cheval de Troie de la légalisation des usages récréatifs. drogue doit-elle avoir aussi pour fonction d’empêcher la recherche au prétexte que ces substances peuvent faire l’objet d’utilisations récréatives ? Bien entendu, ceux qui sont hostiles à ces recherches sur les psychédéliques reprendront un argument déjà largement utilisé dans les débats sur le cannabis à usage thérapeutique : les utilisations thérapeutiques des psychédéliques ne sont que le cheval de Troie de la légalisation des usages récréatifs.
Ils oublient que toutes les drogues ont été, sont ou seront des médicaments. Ce fut le cas de la morphine et de l’héroïne dans la douleur, de la cocaïne comme anesthésique local en ophtalmologie ou en ORL, du cannabis à usage thérapeutique, des psychédéliques et même des stimulants : que l’on songe au méthylphénidate dans les troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité (TDAH) chez l’enfant. Il s’agit donc d’un mauvais procès. Ces substances sont à la fois un précieux outil de recherche en neurosciences et une source de médicaments nouveaux, avant d’être l’objet d’un usage récréatif.
Il n’est pas impossible que, le succès des psychédéliques aidant, on assiste à une accélération « à l’américaine » de l’acceptabilité de ces molécules. En 2019, la ville de Denver (Colorado) a décidé de décriminaliser la possession et la culture de psilocybes pour usage personnel. C’est aussi le cas de l’Oregon. Et si certains se réjouissent, d’autres s’inquiètent déjà de voir la Californie suivre la même voie et l’histoire bafouiller à nouveau… Personne ne sait donc aujourd’hui ce qu’il adviendra des recherches actuelles sur les psychédéliques. En théorie, les pistes explorées sont si riches de promesses dans les addictions, la dépression, l’anxiété, l’approche de la mort liée au cancer, qu’il semble impossible de faire machine arrière. C’est aussi ce que pensaient les équipes qui travaillaient déjà sur ces questions dans les années 50 et 60. Pourtant, tout s’est arrêté pendant trente ans et les recherches n’ont lentement repris qu’à partir du milieu des années 90. La guerre à la drogue est devenue une guerre aux traitements ! Les équipes qui travaillent sur et avec les psychédéliques ne sont pas si nombreuses et concentrées dans quelques pays : les ÉtatsUnis, la Grande-Bretagne, la Suisse, Israël…
La France est absente de cette aventure et c’est un crève-cœur. De Jacques-Joseph Moreau de Tours à Jean Delay, d’Alexandre Rouhier à Roger Heim, les chercheurs et médecins français avaient largement participé à ces recherches jusque dans les années 60. Aujourd’hui, l’absence de la France et, au-delà, du monde francophone est profondément regrettable. Il serait encore temps de rattraper notre retard. Mais il faut faire vite avant d’être irrémédiablement distancé.
Notes de l’auteur :
- 213. Alain Ehrenberg a publié en 1998 un ouvrage collectif intitulé Drogues et médicaments psychotropes. Le trouble des frontières, Esprit.
- 214. Mon collègue et ami Vincent Verroust, président de la Société psychédélique française, écrit sa thèse d’histoire des sciences sur Henri Heim, un personnage magnifique mais oublié, ancien résistant et déporté, chercheur de stature internationale, qui fut d’une rare probité intellectuelle quand il découvrit, sans pouvoir les expliquer, les propriétés divinatoires des champignons psilocybes.
- 215. PTSD = Post Traumatic Syndrom Desorder. De nombreux soldats américains ayant participé aux guerres d’Afghanistan et d’Irak après le 11 septembre 2001 sont victimes de PTSD. Ils font des cauchemars, sursautent quand une porte claque, traversent des périodes d’anxiété aiguë. Mais le PTSD peut aussi concerner des personnes ayant été victimes d’agressions, en particulier des femmes.
- 216. Le Heffter Research Institute a été créé par David Nichols et Dennis McKenna. David Nichols est professeur de chimie et de pharmacologie à Purdue University (USA). Dennis McKenna est botaniste et ethno-pharmacologue. Ce sont deux personnalités majeures dans le champ des recherches sur les psychédéliques.
- 217. La MDMA augmente la libération des monoamines cérébrales (sérotonine, dopamine, noradrénaline) et se lie aux récepteurs 5HT1a, 5HT1b et 5HT2a.
- 2018. Trois Français, Henri Laborit, Jean Delay et Pierre Deniker, se sont illustrés dans cette découverte qui va révolutionner la psychiatrie. De nombreux autres antipsychotiques ou neuroleptiques ont été synthétisés depuis. La seconde révolution date de 1957, avec les deux premiers antidépresseurs : un « tricyclique », le Tofranil (imipramine), et un IMAO (inhibiteur de la monoamine oxydase), le Marsalid (iproniazide). Puis en 1960, la première benzodiazépine, le Librium (chlordiazépoxide), fut mise sur le marché comme anxiolytique bientôt suivie par le Valium (diazépam).
- 219. On ne dispose toujours pas d’une théorie générale permettant de déduire les fonctions d’une molécule donnée à partir de sa structure, et ce d’autant que cette molécule interagit avec un organisme complexe donnant donc lieu à une interaction complexe. On peut parfois modifier à peine une molécule et voir disparaître un effet ou, au contraire, le voir amplifié par 10 ou 100. Les laboratoires se livrent ainsi à la pratique du screening, qui consiste à tester des milliers de molécules pour tenter de repérer celles qui pourraient présenter un intérêt thérapeutique. Et ce n’est que le début d’un long processus qui passera ensuite par des essais chez l’animal, puis chez l’homme, pour aboutir parfois à un nouveau médicament.
- 220. Quel est le mode d’action des IRS ? Il existe un processus actif (qui demande de l’énergie) de recapture d’un neuromédiateur une fois qu’il a été libéré dans la fente synaptique et qu’il a rempli sa fonction de transmission d’un message. Cela permet à la fois de récupérer un neuromédiateur donné, mais aussi de diminuer le « bruit » pour le message suivant, comme on effacerait un tableau noir avant d’écrire à nouveau dessus. En inhibant la recapture de la sérotonine, un neuromédiateur censé jouer un rôle majeur dans l’humeur (on dit la « thymie »), les IRS augmentent son activité et luttent ainsi contre la dépression.
- 221. Amnésie antérograde : trouble de la mémoire caractérisé par l’incapacité à se souvenir d’événements qui suivent le début de l’amnésie. On la distingue de l’amnésie rétrograde, qui désigne l’incapacité à se souvenir des événements survenus avant le début de l’amnésie.
- 222. Le risque suicidaire est inhérent aux antidépresseurs. La dépression est un trépied : il y a la tristesse mais aussi la perte de l’estime de soi (on ressasse des pensées du type : « Je suis nul. Les autres y arrivent mais pas moi. Je n’y arriverai jamais… ») et l’inhibition de l’action. Ce troisième élément est intimement lié au risque suicidaire. Lorsque l’on est déprimé, on ne parvient plus à décider, à trancher. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les déprimés ont tant de mal à demander de l’aide. Or les antidépresseurs lèvent d’abord cette inhibition. Pour le dire plus simplement, le type regarde mélancoliquement sa fenêtre en se disant qu’il devrait en finir mais n’y parvient pas. Une fois l’inhibition levée, il se lève et se jette par la fenêtre.
- 223. Le Monde, 12/03/2015.
- 224. Voir le chapitre Cannabis.
- 225. Attardons-nous un instant sur ces drogues qui semblent provoquer un état proche de la psychose. L’idée semblait riche de promesses, mais elle s’est finalement révélée décevante. Sauf dans un cas : l’état d’hyperstimulation que provoquent les amphétamines ressemble beaucoup aux épisodes « maniaques » des personnes ayant un trouble bipolaire, c’est-à-dire des épisodes de grande excitation (suivis par de longues dépressions). Il n’est donc pas impossible que l’on découvre un jour que la « manie » est provoquée par la production dans le cerveau d’une substance ayant les propriétés d’une amphétamine…
- 226. Ben Sessa, The psychedelic Renaissance, reassessing the role of psychedelic drugs in 21st century psychiatry and society, Muswell Hill Press, London, 2017, p. 31.
- 227. Michael Pollan, Voyage aux confins de l’esprit, éditions Quanto pour la traduction française, 2019, p. 150.
- 228. Michael Pollan, op. cit., p. 147.
- 229. Ben Sessa, op. cit., p. 334.
- 230. http://www.atpweb.org/jtparchive/trps-23-91-01-001.pdf (Rick Doblin, Pahnke’s « Good Friday Experiment, a long-term follow-up and a methodological critique » , The journal of transpersonal psychology, 1991, Vol. 23, n° 1.
- 231. Michael Pollan, op. cit., p. 88.
- 232. Corine Lesnes, Le Monde, 29.11.2011.
- 233. Cette étude a été soutenue par la Beckley Foundation d’Amanda Feilding.
- 234. Cité par Christian Sueur, revue Chimères, n° 91, 2017, p. 133.
- 235. David Nutt, Drugs without the hot air, UIT Cambridge Ltd., 2012, p. 258.
- 236. http://www.independent.co.uk/news/people/professor-david-nutt-why-i-thinkthe-terminally-ill-should-take-lsd-10092213.html
- 237. Voir le chapitre sur la crise américaine des opioïdes.