Résumé
La puissance thérapeutique de l’objet « médicament » est soutenue, outre par l’action chimique pharmaceutique, par des éléments psychologiques complexes véhiculés par la relation triangulaire patient – médicament – médecin. Le médicament devient alors porteur des enjeux transféro–contre transférentiels entre le patient, sa maladie et son médecin.
Tous les praticiens savent que l’impact thérapeutique d’un médicament dépend de la manière de le présenter, de notre conviction de son efficacité et de notre aptitude à faire partager celle-ci au patient.
Comment expliquer un tel phénomène ? Plus précisément, de quoi se compose le pouvoir actif du médicament pour avoir un tel impact, opérateur-dépendant ? Nous n’avons pas la prétention de pouvoir répondre de façon exhaustive à cette épineuse question ; nous souhaitons simplement tenter de cerner les champs de cette action, pour mieux la comprendre.
Nous sommes confrontés tous les jours dans le domaine de la prescription à un phénomène observable et reproductible : apparition d’effets secondaires, venant prendre sens dans la relation transférentielle, et posant la délicate question de savoir s’il s’agit d’un effet pharmacologique ou d’un effet relationnel ; succès thérapeutique indéniable avec un placebo, etc.
Une patiente récalcitrante
Madame D, 39 ans, « habituée » des services de psychiatrie et de médecine depuis de nombreuses années, est hospitalisée encore une fois pour un syndrome dépressif chronique majoré récemment par une rupture sentimentale.
Elle a déjà eu à peu près toute la gamme des antidépresseurs, sans grand résultat selon ses dires. Elle affirme que certains ont été actifs et l’ont soulagée quelque temps, mais qu’aucun n’a jamais eu d’efficacité autre que très transitoire.
De personnalité névrotique de type hystérique dépendante, elle fonctionne vis-à-vis du corps médical comme de son entourage sur le mode de la plainte incessante, ce qui crée rapidement un certain agacement réactionnel.
Nous avons prescrit à cette patiente un Inhibiteur de la Recapture de la Sérotonine, lui spécifiant au moment de la prescription que ce médicament était sans contre-indication notable, qu’il avait démontré son efficacité dans des situations comme la sienne (bref, nous avons appuyé l’effet pharmacologique de notre influence suggestive) mais qu’il pouvait, dans de rares cas, y avoir des effets gênants, essentiellement des troubles digestifs (que nous avons détaillés, à la demande de la patiente). Deux jours après le début du traitement, elle s’est plainte de nausées insupportables et de maux d’estomac, ce tableau s’inscrivant dans une attitude à la fois revendicatrice et abandonnique ; il faut dire qu’elle réclamait des entretiens quotidiens, sans compter les multiples requêtes qui lui assuraient des moments de dialogues « officieux » dans les couloirs. Bien évidemment, nous ne pouvions, ni ne voulions, accéder à cette demande boulimique et sans limite d’une enfant ne supportant pas que « maman » s’occupe de sa fratrie rivale. Il était clair qu’elle ne manifestait par ses plaintes rien d’autre que sa déception de n’être pas au centre de toutes nos préoccupations et de notre attention ; néanmoins, nous avons pu travailler sur un plan thérapeutique la signification de son comportement, et ce qu’elle rejouait de la sorte de sa relation avec sa mère, au travers de ce que nous représentions pour elle. Après cette élaboration, plutôt difficile il faut l’avouer, ses insatiables exigences cessèrent en grande partie…et les effets secondaires de même ! Elle en arriva à trouver ce médicament remarquable et à ne jurer que par lui !
Le patient rebelle aux hypnotiques
Monsieur G, 35 ans, est hospitalisé pour sa 4ème cure de sevrage alcoolique. Au décours de chacune des précédentes, il a rechuté dans les mois qui ont suivi sa sortie de l’institution. Cette fois-ci, c’est une femme, elle-même alcoolique, qui l’aurait encouragé à reprendre ses conduites addictives.
Ce patient instaure des relations très anaclitiques avec autrui comme avec l’alcool. L’organisation de sa personnalité, immature, est de type état-limite
Cette cure de sevrage révèle un syndrome dépressif sous-jacent majeur, qu’il compense par des demandes multiples de traitement pour le soulager de sa souffrance morale, ainsi que de ses angoisses difficilement verbalisables. Nous passons sur le déroulement de cette prise en charge difficile, pour n’évoquer qu’un aspect qui étaie ici notre propos : Monsieur G présente, de façon chronique et depuis de nombreuses années, une insomnie rebelle, avec des difficultés d’endormissement résistantes aux hypnotiques usuels. A l’extérieur, la prise massive d’alcool sert d’automédication, mais dans l’unité de soins, rien ne vient l’aider ; des somnifères légers, nous passons, sans succès, aux sédatifs plus puissants, jusqu’à arriver à 100 mg de Lévomépromazine.
Sa demande explicite va dans le sens d’une escalade médicamenteuse, alors que nous tentons de résister à l’accumulation de multiples produits pour qu’il puisse dormir. De guerre lasse, l’équipe de nuit répondra à cette demande, lui donnant, en plus de son traitement, 2 comprimés d’Anxium. Quelle ne fût pas notre surprise le lendemain de le voir radieux, disant fièrement qu’il avait enfin passé une bonne nuit. Les jours suivants, le même scénario se produisit, jusqu’à ce que le patient vienne nous demander de lui prescrire systématiquement ce médicament miracle pour la nuit.
Très officiellement donc, et avec une certaine réticence de devoir prescrire un produit aussi puissant, nous avons accepté. Nous pourrions nous interroger d’ailleurs sur la nature de cette demande que nous avons visiblement satisfaite, ainsi que sur notre propre dose de perversité, puisque jusqu’à la fin de son hospitalisation il ne se plaindra plus de troubles du sommeil, alors que le fameux « Anxium » n’est rien d’autre que l’un des placebos du service….
Une relation triangulaire complexe : médecin – médicament – patient
Si nous prescrivons un produit, c’est avant tout parce que nous en attendons une réponse adaptée et efficiente sur la demande ou le symptôme présentés par le patient.
Cette réponse est avant tout, surtout en médecine somatique, une réponse biologique à un problème physique. Mais même en psychiatrie, surtout avec le développement et les progrès faits dans le domaine de la psychopharmacologie et des neurosciences, la prescription d’un traitement obéit à la croyance en une action biologique sur des récepteurs et neuromédiateurs plus ou moins identifiés, bien que les modalités d’action restent encore empreintes de zones d’ombre. Il est désormais à peu près certain qu’il y a un substrat organique à la maladie mentale, même si ce facteur n’est pas le seul à intervenir dans le développement de ces pathologies.
La première fonction que l’on donne à un médicament est donc d’avoir une action chimiothérapeutique sur les troubles présentés. C’est la fonction la plus facile à identifier, car la plus objectivable et la plus scientifique. C’est aussi la plus aisée à démontrer.
Pour le reste, les fonctions du produit appartiennent au domaine si difficile à cerner et pourtant tout autant indéniable de la psychologie. Même les partisans du tout biologique en psychiatrie admettent implicitement ce constat, en ne considérant comme valables que les essais thérapeutiques réalisés en double aveugle.
Le problème de la prescription concerne celui d’une relation triangulaire complexe : médecin – médicament – patient. Le produit fait lien entre le médecin et le patient, porteur d’un double transfert : transfert du praticien sur le médicament, et transfert du patient sur ce même objet. En tant que porteur du transfert du prescripteur sur lui, la molécule se charge à la fois des croyances et modélisations théoriques auxquelles adhère celui-ci. Il concentre donc le savoir biologique concernant le produit, les expériences cliniques et thérapeutiques engrammées à son propos par le médecin par le passé, ainsi que ses hypothèses personnelles, plus informelles souvent mais tout aussi importantes, sur les modalités d’action, le profil des patients et des tableaux symptomatiques qui laissent présager une efficacité satisfaisante.
Plus largement, il est porteur des espoirs du praticien d’amener une amélioration et un soulagement de la plainte du malade. Il est donc également chargé du poids des convictions du médecin de l’intérêt et de l’efficience de la pharmacothérapie sur les troubles psychiatriques ou psychologiques : un prescripteur qui ne croit pas fondamentalement dans l’intérêt de sa prescription aura, très probablement, des résultats nettement inférieurs en terme d’efficacité qu’un autre ne jurant que par l’intervention pharmacologique.
Du côté du patient, le médicament sera porteur, en miroir de son médecin, des espoirs et attentes, de la conviction de l’efficacité scientifiquement démontrée du produit, mais aussi de ses théories concernant l’origine de son mal et des moyens de parvenir à le soigner. Un médicament bénéficiant d’un battage médiatique important se trouve auréolé d’une puissance présupposée (symboliquement quasi-phallique), ou d’une méfiance anticipée quant aux effets secondaires et aux risques encourus…selon l’orientation donnée par la publicité. Par exemple, il est fort probable que le Prozac®, une fois qu’il a été médiatiquement qualifié de « pilule du bonheur », a vu à la fois le nombre de prescriptions, et le pourcentage de réussite thérapeutique sur un syndrome dépressif, largement augmentés.
Mais alors, la situation et notre tentative de compréhension de ce que peut représenter le médicament dans la relation thérapeutique se complexifie, par la position de ce dernier comme représentant un objet, don de celui supposé détenir le savoir curateur, à celui qui est en demande de ce savoir pour être soulagé ; autrement dit, le produit devient médiateur de la relation entre le praticien et son patient, et à ce titre porteur non seulement du double transfert dont nous venons de discuter, mais aussi des éléments relationnels projectifs du patient envers son médecin, et réciproquement ; c’est ce qui peut, en partie du moins, expliquer l’effet thérapeutique d’un placebo, alors même qu’il ne contient aucun principe actif chimique.
Le médicament, objet de projections transférentielles et contretransférentielles
Le médicament fait partie intégrante des projections transférentielles et contretransférentielles de la dialectique soignant-soigné. Si nous utilisons ce vocable classiquement réservé au cadre strict de la cure analytique, c’est que Freud le premier nous y autorise ; signalant que le transfert a cours dans toutes les relations humaines, même si ce phénomène est particulièrement mis en lumière et analysé dans la cure.
Il précise que le transfert n’est pas plus intense dans un processus de psychanalyse qu’en dehors d’elle, et que « les particularités du transfert ne sont pas imputables à la psychanalyse, mais à la névrose elle-même ». Pour nous, toute relation inter humaine contient des éléments tant transférentiels que contre-transférentiels, qui prendront un visage et une intensité différente selon la personnalité et les mécanismes de défense de chacun. A ce sujet, Freud (1924) a clairement affirmé que : « le transfert s’établit spontanément dans toutes les relations humaines, aussi bien que dans le rapport de malade à médecin ; il transmet partout l’influence thérapeutique et il agit avec d’autant plus de force qu’on se doute moins de son existence ». Ailleurs il confirme cela, notant que « le transfert est un phénomène humain général, il décide du succès dans tout traitement où agit “l’ascendant” médical » (1948).
Le médicament est un médiateur, véhiculant cette influence thérapeutique médicale que M. Balint (1996) a conceptualisée comme « la fonction apostolique du médecin ». Pour cet auteur, cette fonction possède « une immense puissance, (…) elle influence pratiquement chaque détail du travail du médecin avec ses patients. Tout se passe comme si tout médecin possédait la connaissance révélée de ce que les patients sont en droit ou non d’espérer (…) comme s’il avait le devoir sacré de convertir à sa foi tous les ignorants et tous les incroyants parmi ses patients ». Puisque cette fonction apostolique a pour but d’induire le patient à adopter les croyances du médecin et à s’y adapter, nous pouvons raisonnablement supposer que le médicament est au centre, pour ceux qui prescrivent, de cette fonction. Plus simplement, nous savons bien qu’un médicament fonctionne d’autant mieux que son prescripteur croit en son efficacité. Quelque part, c’est comme si l’effet « magique » du psychiatre était transféré symboliquement sur l’objet prescrit, devenant l’auxiliaire de la fonction du praticien de « catalyseur d’expression ».
Un autre aspect du médicament comme médiateur relationnel et transféro-contre transférentiel entre le soignant et le soigné, fait référence à la place transitionnelle que prend cet objet (au sens psychanalytique du terme) venant du médecin (et donc de tout ce qu’il peut symboliser dans le vécu du patient) donné en présent à celui qui vient lui demander de le soulager d’une souffrance, physique ou morale ; autrement dit, cela vient prendre sens dans cette relation particulière et y sera par là même assujetti, plus ou moins investi, positivement ou négativement, suivant le niveau où elle en est hic et nunc.
Un même médicament prescrit chez une même personne par deux médecins différents qui auront établi chacun un lien singulier avec elle, n’aura pas le même impact thérapeutique ; le corps ne réagira pas de manière identique, en résonance avec l’appréhension et le ressenti psychique du sujet vis à vis de l’un et de l’autre. Michaël Balint a très vite mis en évidence ce phénomène, qu’il a appelé le médecin-médicament, pour en faire un outil thérapeutique à part entière.
Selon R. Gelly (1982), le médicament ne représente « pas seulement un objet oral qu’on consomme et qu’on incorpore, c’est une qualité d’accueil, un cadre dans lequel on se sent bien, des paroles et des contacts physiques, en somme toute une ambiance dans laquelle le patient se trouve immergé lors de ses rencontres avec le médecin ».
M. Balint (1996) pose une question judicieuse et complexe : celle de « la forme sous laquelle le médecin devrait se prescrire lui-même ». Nous répondrions à Balint que le praticien s’administrera notamment sous la forme du médicament, condensant ce qu’il représente à son insu pour le patient.
Enfin, deux autres points nous semblent intervenir dans notre propos, qui sont, probablement, ceux qui font que la question de ce que peut représenter et véhiculer le médicament dans la relation médecin – patient ne peut avoir qu’une réponse réductrice, tronquée et inachevée : il s’agit de la relation du médecin vis-à-vis des troubles dont se plaint le malade, ainsi que de celle de ce dernier avec sa propre maladie, de la place qu’elle prend dans son économie psychique et dans l’organisation de sa vie ; moteur inconscient pour une grande part poussant soit dans le sens de la réussite thérapeutique, soit au contraire dans celui de la lutte inconsciente du sujet contre la guérison, et donc contre l’action du médicament qui pourrait apporter cette guérison non désirée.
L’impact du médicament est loin de se réduire à une action biologique ; il est amplifié, porté ou diminué, en tout cas modulé par les enjeux relationnels de la dialectique médecin – patient. Comme le signale très justement J.M. Thurin (1996), « la technicité de l’acte médical sur le corps [technicité dont la prescription médicamenteuse fait partie] n’élimine pas le caractère transférentiel qu’il peut avoir et, de façon réciproque, la fonction, sinon le sens » des manifestations corporelles.
Nous partons du postulat que les symptômes physiques manifestés par le patient devant nous adviennent dans un contexte bien particulier, déterminé, au moins en partie, par les éléments transférentiels et contre-transférentiels. Dans la prise en charge médicale d’un patient atteint d’une pathologie psychiatrique, nous pensons que le sujet « parlera » au travers de ce qu’il donne à voir et à ressentir dans sa corporéité, tout autant qu’il le fera dans les mots.
Il y rejouera ses conflits inconscients à l’origine de sa souffrance, réactualisés dans une dialectique soignant – soigné, dans laquelle le médicament, ses modalités de prescription et le sens relationnel dont il est porteur en tant que lieu de fixation de cette dialectique, ont une place primordiale. Le cas de Madame D en est l’illustration caricaturale. Pouvoir alors entendre le patient tant par l’ouïe que par le regard, pour reprendre les termes de Masud Khan, y compris dans sa manière de recevoir le médicament, enrichit le champ de nos investigations.
Les possibilités thérapeutiques s’en trouvent accrues, nous offrant des outils supplémentaires pour le soulager, au mieux de nos propres capacités de thérapeute.
Mais il est essentiel avant tout de prendre conscience de tout ce dont nous dotons l’objet « médicament » en le donnant au malade, afin de pouvoir interpréter les résultats obtenus (qu’ils soient positifs ou que ce soient des effets secondaires) comme en partie liés à l’action biologique bien sûr, mais également comme dépassant ce cadre, prenant un sens sur un plan psychologique, du côté du patient, mais aussi du médecin, inducteur, souvent à son insu, sinon d’une iatrogénie, au moins d’un retentissement somatique et psychique, quel qu’il soit, au travers de sa prescription.
Références bibliographiques
- Balint M (1996). Le médecin, son malade et la maladie. Payot.
- Fédida P (1976). Le corps dans la relation psychothérapique et médicale. In Revue de médecine psychosomatique et de psychologie médicale n°3, 5è congrès international de médecine psychosomatique (ed. Privat), p. 237 – 260.
- Freud S (1924). Cinq leçons sur la psychanalyse. Payot.
- Freud S (1949). Abrégé de psychanalyse. P.U.F.
- Gelly. R (1982). Aspects théoriques du mouvement Balint. In L’expérience Balint : histoire et actualité (ed. Dunod), p. 32 – 76.
- Masud. M. Khan R (1971). L’oeil entend. In Nouvelle Revue de Psychanalyse n°3 « Lieux du corps » (ed. Gallimard), p. 53 à 69.
- Rossi C (1999). Statuts du corps en psychothérapie (Thèse de médecine), p. 75-78.
- Thurin J.M (1996). Le corps, point central pour le psychiatre – synthèse 1. In Images de la psychiatrie (ed. Frison-Roche), p. 363 – 366.