Depuis le début des traitements de maintenance à la méthadone, la question de l’impact des doses de méthadone sur l’efficacité du traitement, en terme notamment de taux de rétention et de pourcentage d’urines positives aux opiacés illicites, est discutée de manière récurrente.
Très rapidement, différents auteurs mettent en relation la persistance d’usage d’opiacés illicites, voire la consommation excessive d’alcool, avec l’utilisation de posologies trop faibles, et plus précisément de taux sériques de méthadone trop bas. Plus récemment, les hollandais démontrent que l’adaptation à la hausse de la posologie de la méthadone est étroitement corrélée avec une baisse de la pratique de l’injection, faisant ainsi de la dose de méthadone, un outil de réduction des risques de transmission virale (1).
Cependant, la définition même de ce qu’est un haut dosage ou un bas dosage varie d’un auteur à un autre, et au fil du temps. Ainsi Strain et coll. (2) définissent dans une étude comparative et de façon un peu arbitraire 40 à 50 mg/jour comme une posologie modérée, et 80 à 100 mg comme une posologie haute (high-dose). De façon tout aussi arbitraire, les posologies supérieures à 60 mg sont parfois considérées comme hautes (par rapport à cette posologie dite moyenne). En d’autres lieux, c’est la barre des 100 mg quotidiens, qui une fois franchie, fait parler de haut dosage !
Les travaux de Shinderman à Chicago ont contribué à explorer ces ‘hauts dosages’. Ils se sont intéressés à un groupe de 164 patients qui, malgré des doses élevées de méthadone (jusqu’à 100 mg/j), continuaient à se fournir en opiacés de manière importante. Ces patients furent assignés dans un groupe « haut dosage » (HD) et ont reçu des posologies de méthadone de plus en plus élevées (120 à 780 mg/j- moyenne 211). Ce groupe a été comparé à un groupe contrôle de patients sélectionnés de manière aléatoire et recevant une posologie de 69 mg/j.
Deux éléments majeurs ont permis de différencier ces 2 groupes de manière statistiquement significative : avant le début de l’étude, les patients du groupe HD prenaient plus de médicaments à effet psychotrope et leur dépendance était plus importante (notamment avec des doses d’héroïne plus élevées). Dans le groupe HD, les analyses d’urine positives aux opiacés dans 87 % des cas lors d’utilisation de faibles posologies furent encore positives dans 3 % après augmentation de la dose. Pour comparaison, dans le groupe contrôle, en revanche, une diminution (seulement) de 55 % à 36 % est observée.

De plus, le taux de rétention à un an ou plus était de 86 % dans le groupe HD contre seulement 35 % dans l’autre groupe (voir aussi FLYER 7, analyse bibliographique des études ‘méthadone haut dosage’).
Il apparaît donc que l’on pouvait prévoir que les patients du groupe HD nécessiteraient des doses plus élevées en connaissant leur statut antérieur de consommateurs d’héroïne. La prise concomitante de psychotropes chez ces mêmes patients a également probablement contribué à accélérer le métabolisme de la méthadone et, de ce fait, à en décroître le taux plasmatique. Maxwell et Shinderman ont donc proposé le concept que « l’évaluation médicale à l’aide de critères objectifs et de symptômes subjectifs (syndrome d’abstinence) est un moyen fiable, sensible et rentable de détermination de la dose de méthadone à prescrire ». De plus, les auteurs insistent sur le fait que tant que le patient ne manifeste pas de signe de surdosage (par la méthadone), la posologie de méthadone peut être augmentée (si cela répond aux besoins du patient pour être bien, et, abstinent aux opiacés).
D’autres éléments appuient ces propositions
Récemment, Maremanni et coll (4), en Italie, ont décrit le cas de 90 patients dépendant aux opiacés. Environ la moitié ont dû prendre des posologies de méthadone de plus de 110 mg/jour, et un quart d’entre eux 160 mg/jour, voire plus. Les doses les plus élevées étaient retrouvées chez les patients avec des co-morbidités psychiatriques. Les auteurs se sont rendus compte que les doses efficaces en cas de co-morbidité psychiatrique étaient supérieures à 200 mg/jour et dépassaient parfois 400 mg/jour. Ceci est important à prendre en considération, puisque des déséquilibres psychiques sont retrouvés jusqu’à parfois 90 % des patients en traitement de substitution, selon les endroits (5). Byrne (6) décrit 56 patients non stabilisés (utilisant toujours des opiacés illicites) malgré des posologies de méthadone de 150 mg/jour. La méthadonémie chez ces patients (résiduelle) fluctuait entre 35 ng/ml et 330 ng/ml. L’augmentation des doses de méthadone jusqu’à 350 mg/jour a considérablement amélioré l’état des patients, notamment en réduisant les prises d’héroïne et en accroissant leur ‘bien être’. Adelson et coll (7) ont décrit 212 cas de patients en ‘Maintenance’ dans une nouvelle clinique en Israël. La dose moyenne de méthadone atteignait 114 mg/jour en fin d’étude. Plus de la moitié des patients ont reçu des posologies supérieures à 100 mg/jour. Un taux de 72,5 % de rétention à un an et un taux d’abstinence de 71,2 % ont été atteints. Cependant, et d’après les auteurs des études mentionnées ci-dessus, il est possible que si l’on avait administré des doses encore supérieures à ces patients, les résultats auraient été encore meilleurs.
La pratique des méthadonémies, comme support à la clinique
La méthadonémie peut être mesurée en laboratoire et s’exprime en nanogrammes par millilitre (ng/ml). Une méthadonémie de 400 ng/ml (mesure réalisée juste avant la prise et appelée «méthadonémie résiduelle ») est considérée comme nécessaire par beaucoup pour permettre une stabilisation efficace des patients en MMT.
Cependant, ceci n’a été validé par aucun essai clinique, même si cela relève de l’expérience partagée des praticiens qui pratiquent ces méthadonémies. En Suisse, Eap et coll (8) se sont penchés sur 180 patients en MMT afin d’évaluer ce problème d’une part, et également de démontrer que c’est la forme R-méthadone du mélange qui est la plus active. Ils ont ainsi étudié les différences existant dans les traitements reçus par les patients stabilisés et ceux qui ne l’étaient pas. La stabilisation (ou réponse au traitement) étant définie par la négativité du test détectant la présence illicite d’opiacés dans les urines sur 2 mois. Ces chercheurs ont démontré qu’une méthadonémie de 400 ng/ml (250 ng/ml si l’on recherche uniquement le taux de R-méthadone) était la plus adéquate dans l’obtention d’une réponse favorable au traitement.
Cependant, à cause des différences de métabolisme de la molécule d’un individu à l’autre, les doses journalières de méthadone requises s’échelonnaient entre 55 et 921 mg. Pour obtenir une réponse favorable chez les patients non stabilisés (pour lesquels les urines étaient positives aux opiacés), des doses bien supérieures à 100 mg/jour étaient d’ailleurs requises. De même, chez les patients recevant d’autres médicaments en plus de la méthadone, il y avait une grande disparité entre les différentes méthadonémies efficaces requises, avec un facteur de plus de 40 entre le taux le plus élevé et celui le plus bas. Il est intéressant de remarquer que chez ces patients, un taux de positivité de 100 % était obtenu lorsque le taux plasmatique de R-méthadone atteignait 400 ng/ml. Positivité signifiant que ces patients avaient complètement arrêté la consommation d’opiacés.
Quels sont les facteurs à prendre en compte dans la définition de la posologie ?
Nous avons vu que les comorbidités psychiatriques sont généralement des situations associées à des posologies de méthadone plus élevées qu’en leur absence.
- La co-prescription de médicaments anti-retroviraux ainsi que celle des anti-tuberculeux peut considérablement accélérer le métabolisme de la méthadone, avec comme conséquence, l’apparition brutale de signes de manque, y compris chez des patients stabilisés depuis longtemps à des posologies dites élevées.
- Le poids des patients (et leurs masses graisseuses) intervient lui aussi de façon évidente dans la dose nécessaire pour avoir des concentrations plasmatiques efficaces (9).
- Des facteurs génétiques et environnementaux déterminent en partie l’activité des cytochromes P 450 qui interviennent dans le métabolisme de la méthadone.
- La consommation d’alcool, qui a pour conséquence une accentuation de la pente d’élimination, non sans avoir au préalable permis une augmentation du pic (effet turbo recherché par certains patients à la recherche de ‘sensations’, ou effet compensateur de courte durée recherché par des patients sous-dosés). L’hépatite C semble, elle aussi, associée à la nécessité d’augmenter les posologies de méthadone. Okruhlica et Klempova (10) apportent la confirmation que dans un programme sans dose limite de méthadone, les patients HCV+ ont en moyenne une posologie de 30 mg supérieure aux patients HCV-.
- Et enfin, le niveau de dépendance acquis par l’usager de drogue, niveau de dépendance pouvant être lié à la quantité de drogue consommée, sa qualité (pureté), ainsi que la durée pendant laquelle il a consommé. Il est fort probable que ce niveau de dépendance puisse être également lié à des facteurs de susceptibilité individuelle, à l’âge des premières prises, et à l’âge du patient au moment des dernières consommations.
Concernant l’évolution de la pureté de l’héroïne vendue dans la rue, nous ne pouvons prendre que l’exemple suivant avec les réserves qu’il impose : « Au fil des années, l’héroïne vendue dans la rue est devenue plus pure, de meilleure qualité et moins chère, la rendant plus « efficace » et attirante. D’après un rapport de US Drug Enforcement Agency, le prix du milligramme d’héroïne vendue dans la rue est passé de 3,90$ à 1,04$ de 1980 à 1995, alors que sa pureté a augmenté de 3,6% à 39,7% (11) ».

« L’héroïne ainsi plus pure et moins chère, et qui de plus peut être fumée ou inhalée (et donc pas obligatoirement injectée), est donc plus consommée qu’avant. Le nombre de sniffeurs ou fumeurs d’héroïne qui constituait 50 % des héroïnomanes en 1995 s’est élevé à 82 % en 1996, et ce mode de consommation a attiré de nouveaux usagers. (Toujours aux U.S. )», Borg et coll (12) et d’autres chercheurs (13) précisent que cette amélioration de la pureté de l’héroïne, et son mode d’utilisation plus facile sont des facteurs ayant contribué à un niveau élevé de dépendance et, par conséquence, à la nécessité d’augmenter les doses de méthadone.
Ndlr : cet argument mérite toutefois d’être vérifié pour la France, afin d’éviter une transposition peu pertinente. Par ailleurs, depuis 1995, qu’en est-il de cette tendance, en Europe, comme aux U.S. ?
En résumé :
L’expérience clinique et l’analyse des données de la littérature semblent converger vers la même évidence. Le choix de la posologie de la méthadone doit être strictement individualisé pour chaque patient, en tenant compte en premier lieu de la clinique et d’une recherche méticuleuse de tous les signes cliniques ou infra-cliniques pouvant faire penser à un sousdosage (14). Les facteurs comme ceux évoqués ici (poids, co-prescription, hépatite C, …) ne doivent être retenus que comme des ‘facteurs influents’, mais non déterminants. L’usage continu d’opiacés illicites peut (doit) être considéré comme une indication absolue de l’augmentation du dosage de méthadone (15). La pratique de la méthadonémie permet en support à la clinique (et en seconde intention), de rationaliser des adaptations posologiques et parfois de s’extraire de situations cliniques incohérentes et difficiles à interpréter. C’est également un moyen de s’assurer que la méthadonémie reste en dessous du seuil de 1000 ng/ml, considéré comme ayant fait preuve de son innocuité cardiaque. Les échanges entre praticiens semblent montrer que dans les endroits où l’on pratique les méthadonémies, les fourchettes de posologie sont plus larges (et peut-être individuellement mieux adaptées) que dans les centres qui n’intègrent pas cette pratique. Il est à noter également le mouvement de ‘balancier’ des usagers eux-mêmes, qui il y a quelques années, alors que les médecins rechignaient à prescrire des doses supérieures à 100 mg/jour, se plaignaient de cette frilosité. Aujourd’hui, alors que l’attitude des praticiens est plus à l’adaptation à la hausse des posologies, les mêmes usagers évoquent des fortes doses qui les emprisonnent dans un traitement qui en sera d’autant plus long,…, ce qui est loin d’être démontré.
Notes :
- 1. Langendam MW et al., Methadone maintenance and cessation of injecting drug use: results from the Amsterdam Cohort Study. Addiction 2000; 95 (4):591-600.
- 2. Strain et al., Moderate vs high-dose methadone in the treatment of opioid dependence : a randomised trial. JAMA 1999; mar 17; 281 (11):1000-5.
- 3. Maxwell S, Shinderman M. Optimizing response to methadone maintenance treatment : Use of higher-dose methadone. J Psychoactive Drugs.1999; 31 (2):95-102.
- 4. Maremmani I, Zolesi O, Aglietti M, Marini G, Tagliamonte A, Shinderman M, Maxwell S. Methadone dose and retention during treatment of heroin addicts with Axis I psychiatric comorbidity. J Addict Dis. 2000;19(2):29-41.
- 5. Dual diagnosis & MMT: a chicken-egg enigma. Addiction Treatment Forum. Winter 1998;7(1):1. Available online at www.atforum.com.
- 6. Byrne A. Use of serum levels for optimizing doses in methadone maintenance treatment. J Maint Addict. 1998;1(3):13-14.
- 7. Adelson MO, Hayward R, Bodner G, Bleich A, Gelkopf, Kreek MJ. Replication of an effective opiate addiction pharmacotherapeutic treatment model: minimum need for modification in a different country. J Maint Addict. 2000;1(4):5-13.
- 8. Eap CB et al., Plasma concentrations of the enantiomers of methadone and therapeutic response in methadone maintenance treatment. Drug and Alcohol Dependence 61 (2000) 47-54.
- 9. Gerbaud C., Poids, posologie et taux sanguins de méthadone. Le Flyer 9, Sept 2002.
- 10. Okruhlica L., Klempova D., Hepatitis C infected patients and higher doses of methadone. Heroin Add & Rel Clin Probl 2000; 2 (2): 57-58.
- 11. O’Dea P. Domestic monitor program. Presented at: Heroin: It Never Went Away; the National Heroin Conference, February 1997. Washington, DC: US Department of Justice, Drug Enforcement Administration.
- 12. Borg L, Broe DM, Ho A, Kreek MJ. Cocaine abuse sharply reduced in an effective methadone maintenance program. J Addict Dis. 1999;18:63-75.
- 13. Bach PB, Lantos J. Methadone dosing, heroin affordability, and the severity of addiction. Am J Pub Health. 1999;89(5):662-665.
- Leavitt S, Shinderman M, Maxwell S, Eap CB, Paris P. When « enough » is not enough: new perspectives on optimal methadone maintenance dose. Mt Sinai J Med. 2000;67(5- 6):404-411. Available online at www.mssm.edu/msjournal/.
- 15. Deglon J-J. et al., Importance d’un dosage de méthadone individuellement adapté pour un suivi efficace des héroïnomanes polytoxicomanes. Présentation au Congrès THS 3 Nice, Nov 1997.