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Introduction
La première étape d’un traitement efficace pour les patients à double diagnostic est un diagnostic psychiatrique correct. Ceci n’est pas toujours facile en raison de points communs entre les premières manifestations des troubles psychiatriques et les psychopathologies liées aux substances psychoactives, y compris l’alcool.
Les maladies psychiatriques et la consommation de substances psychoactives ont en commun plusieurs caractéristiques : les substances psychoactives peuvent renforcer ou masquer une symptomatologie psychiatrique concomitante mais indépendante, rendant difficile leur différenciation. En effet, l’utilisation aiguë ou chronique de substances psychoactives entraîne généralement une telle variété de troubles psychiatriques que ceux-ci peuvent être assimilés à l’expression de la plupart des maladies psychiatriques connues (Tableau 1). Il a été montré que la sévérité clinique, la durée et les caractéristiques psychiatriques sont bien corrélées avec la quantité et la durée de consommation de la substance utilisée. La consommation d’alcool ou d’autres substance psychoactives peut révéler un trouble psychiatrique pour lequel il existait déjà un facteur de prédisposition indépendant et peut exacerber les symptômes d’une psychopathologie associée ou favoriser la rechute de syndromes importants. A l’inverse, les sujets malades mentaux peuvent avoir recours aux substances psychoactives pour apaiser leurs symptômes psychiatriques ou pour contrebalancer les effets secondaires des médicaments administrés. Le sevrage de ces substances psychoactives peut constituer une nouvelle source de troubles psychopathologiques. Les troubles de l’addiction peuvent aussi co-exister avec un trouble psychiatrique indépendant, comme des entités autonomes.
Enfin, il existe plusieurs points communs entre les comportements qui accompagnent certains troubles psychiatriques et ceux liés aux substances psychoactives. Dans certains cas, des comportements du type de ceux fréquemment rencontrés chez les sujets dépendants sont principalement dus à des pathologies psychiatriques associées.
Quand les pathologies psychiatriques se compliquent de troubles liés à l’abus d’alcool ou à d’autres substances, le clinicien peut conclure à tort que le trouble initial a été guéri.
D’autre part, les troubles psychiatriques associés sont susceptibles d’influencer l’attitude des patients ainsi que l’observance au traitement ou la démarche de réinsertion. Ainsi, l’anxiété ou les phobies peuvent rendre un patient incapable de se prendre en charge lui-même. Les relations interpersonnelles peuvent être entravées par le comportement inadapté qui caractérise les syndromes maniaques ou psychotiques. Cette dégradation peut être interprétée à tort comme une rechute dans la consommation de substances psychoactives.
Quand deux maladies indépendantes affectent le même sujet, le terme de « double diagnostic » (dual diagnosis en anglais) peut être utilisé. Dans le domaine des troubles psychiatriques et addictifs, cette formule signifie « coexistence d’un trouble psychiatrique avec un trouble lié à la consommation excessive de substances psychoactives ». Dans cet article, l’acronyme DD sera donc utilisé dorénavant pour indiquer le double diagnostic. Les associations diagnostiques les plus fréquemment rencontrées sont : abus de cocaïne et dépression sévère, troubles paniques et dépendance à l’alcool, schizophrénie et dépendance à l’alcool avec abus d’autres substances, polyconsommation intermittente et personnalité limite.
Il n’est pas rare de trouver chez un même individu plus de deux types de troubles ; un tel cas doit être appréhendé avec la même attention que dans la prise en charge d’un DD.
Les sujets DD doivent être évalués en termes de sévérité, de chronicité et du degré d’atteinte fonctionnelle. La grande variété de tableaux cliniques justifie des prises en charge spécifiques, mais il subsiste une tendance à regrouper les patients, en fonction de leurs caractéristiques cliniques prédominantes et à leur administrer tel type de traitement plutôt que tel autre.
Ainsi, la population de patients sous méthadone comprend de nombreux sujets dépendants avec troubles de la personnalité associés. Les patients schizophrènes et alcooliques sont traités dans des services hospitaliers ou des unités psychiatriques, ou sont inclus dans des programmes de soins à domicile.
Tableau 1. Abus de substances psychoactives et symptômes psychiatriques

Les patients psychiatriques ont un risque élevé de présenter des troubles liés à l’abus de substances psychoactives, et inversement, les consommateurs de ces substances ont un risque élevé de devenir de futurs patients psychiatriques. Environ un tiers des patients psychiatriques font un usage abusif de substances, une fréquence deux fois plus importante que dans la population générale. Plus de 50% des patients abusant de substances rapportent des symptômes psychopathologiques, même si ces symptômes sont le plus souvent interprétés comme résultant de l’abus de substances psychoactives plutôt que comme liés à une maladie mentale indépendante.
Dans les cas de DD, il existe une nette tendance à une chronicité et une sévérité plus importantes que dans les cas de dépendance non compliquée; il en va de même pour les problèmes somatiques, sociaux et psychologiques sévères. En outre, les récidives de consommation de substances psychoactives sont beaucoup plus probables, ce qui conduit à une exacerbation des symptômes et crée ainsi un cercle vicieux. Chez les patients DD, il faut plus de temps pour obtenir un succès thérapeutique et ces sujets sont susceptibles de présenter au cours du temps plusieurs phases critiques; ils ont aussi tendance à se rétablir plus lentement.
Quand une maladie psychiatrique et un abus de substance co-existent, l’approche médicale est inévitablement plus difficile. Ceci est dû à la fois aux conditions psychiatriques et au comportement d’abus, ainsi qu’à un contexte culturel qui ne favorise pas une approche scientifique de la maladie psychiatrique en général ou des troubles addictifs en particulier.
D’une part, la dépression et le doute sur l’efficacité n’encouragent pas les patients à recourir aux services médicaux. D’autre part, le contexte environnemental interfère avec une prise en charge médicale correcte : les patients ne connaissent probablement pas quel type de traitement peut être proposé par telle structure ; certains services ne sont accessibles qu’aux sujets en mesure de financer leur prise en charge. De plus certaines structures, bien que performantes, n’existent que dans certaines régions si bien que dans les autres, les personnes dépendantes sont désavantagées.
Généralement, quand les patients DD recherchent une prise en charge de leur dépendance auprès d’une structure locale, les syndromes psychiatriques aigus sont souvent confondus avec l’altération mentale induite par les substances ou inversement les phénomènes de sevrage ou d’intoxication sont interprétés à tort comme étant des troubles psychiatriques.
Dans ce cas, les patients sont souvent adressés à des services psychiatriques. Paradoxalement, la même chose survient aux patients psychiatriques consommateurs réguliers de substances qui recherchent un traitement dans les centres psychiatriques.
L’intensité et la fréquence des symptômes psychiatriques et des symptômes liés à l’usage de substances sont généralement variables. Ainsi, il se peut que l’attention du clinicien se porte davantage sur la nécessité de prendre en charge ces fluctuations dans le contexte d’un tableau clinique associant maladie psychiatrique chronique et conduites addictives, que sur la nécessité de contrôler séparément certains aspects de la situation tels que les troubles psychiatriques, la dépendance et les problèmes sociaux. Il en résulte que le système de santé, au lieu de leur proposer des structures de soins adaptées devient un obstacle pour les patients à la recherche d’un traitement. Actuellement, une prise en charge correcte des patients DD nécessite d’avoir non seulement des solutions spécifiques à chaque cas mais aussi de prendre en compte les divergences persistantes entre le système de santé, tel qu’il existe à l’heure actuelle, et les besoins des patients DD.
Plusieurs catégories de personnes travaillent ensemble dans les service psychiatriques : psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, éducateurs et autres. La stratégie thérapeutique est variable d’un service à l’autre et au sein d’un même service. Il est très important de pouvoir proposer aux patients psychiatriques une prise en charge globale intégrant conseils, prise en charge spécifique, hospitalisation, programmes de réhabilitation et résidentiels, afin de satisfaire les besoins liés à la fois aux troubles aigus et aux troubles chroniques. Dans certains cas, des psychotropes sont utilisés pour traiter simultanément les troubles psychiatriques et les troubles liés à l’usage de substances.
Dans la population générale de patients psychiatriques la fréquence d’abus de psychotropes est faible alors que les patients DD ont tendance à abuser de substances plus inoffensives comme les antidépresseurs tricycliques sédatifs. Des troubles peuvent ainsi survenir suite à la prescription sans précaution de psychotropes chez des patients qui sont enclins à faire un usage abusif de substances. C’est pourquoi les psychiatres doivent élargir leurs connaissances aux questions médicales relatives à ces substances alors que les généralistes, qui ont l’habitude des pratiques d’abus de substances, doivent aussi étendre leurs connaissances en psychiatrie, en particulier sur l’utilisation des psychotropes. Comme dans le domaine de la psychiatrie générale, il existe un ensemble de stratégies thérapeutiques pour le traitement des troubles liés à l’usage de substances (programmes de désintoxication courts ou à long terme, traitements de substitution, appartements thérapeutiques, programmes d’entraide) qui souvent reposent sur des principes de base divergents et qui peuvent donc être incompatibles entre eux.
En fait, le sevrage absolu est un point de départ nécessaire pour certains programmes, alors que dans d’autres il représente simplement le résultat final. Certains programmes, comme la substitution par la méthadone, n’ont pas comme seul objectif la suppression complète de l’utilisation d’héroïne. Un usage contrôlé d’héroïne peut être acceptable quand l’abstinence totale est impossible et que la substitution par la méthadone procure une réhabilitation personnelle et sociale satisfaisante.
De la même façon que pour le traitement des patients psychiatriques en général, les équipes travaillant dans les unités médicales d’addictologie comprennent des généralistes, des psychiatres, des psychologues et des éducateurs. D’autres intervenants peuvent également apporter des compétences supplémentaires. Une approche biopsychosociale intégrant diverses compétences professionnelles devrait constituer la base de la prise en charge dans tout service d’addictologie.
Les psychotropes sont habituellement utilisés pour traiter toutes sortes de complications survenant après l’abus de substances (surdosage ou sevrage) mais certain d’entre eux, en particulier le disulfirame, la naltrexone ou la méthadone, sont également efficaces sur la dépendance.
Les médecins spécialistes en addictologie ont une bonne connaissance de l’utilisation des psychotropes mais il demeure une précaution sur le fait que tout psychotrope peut entraîner un phénomène de dépendance. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de ces médecins évitent de prescrire des psychotropes alors qu’ils devraient être en mesure de décider quand il faut recourir à eux et quel type de psychotrope est nécessaire pour un profil psychopathologique donné. Sans traitement efficace pour leur atteinte psychiatrique, les patients DD sont exposés à un risque élevé de rechute. Les associations d’entraide telles que les Alcooliques Anonymes et les Narcotiques Anonymes devraient pouvoir proposer davantage de solutions pour les autres types de patients traités. Les interventions d’entraides ne doivent pas être considérées comme une alternative à un traitement mais doivent faire partie intégrante du programme thérapeutique.
Par ailleurs, des peurs infondées et une désinformation peuvent se répandre dans le milieu de l’entraide, dans la mesure où les participants ne communiquent qu’une opinion et un point de vue basés uniquement sur leur expérience strictement personnelle. Des programmes d’entraide spécifiques ont été récemment mis en place aux USA pour les patients DD ; ces programmes sont spécifiquements centrés sur l’amélioration de l’observance des patients aux traitements psychopharmacologiques.
Les patients DD font fréquemment appel à leurs médecins généralistes (MG) mais ceux-ci ne leur accordent habituellement qu’assez peu d’attention. De plus, les MG ont tendance à traiter les cas de DD par des psychotropes de type antidépresseurs, anxiolytiques, ou des médicaments ciblés sur le sevrage tels le disulfirame ou la naltrexone qui devraient faire partie de programmes de traitement intégrés. Les MG sont probablement les praticiens qui prescrivent le plus d’anxiolytiques, particulièrement des benzodiazépines, elles-mêmes les plus à l’origine de phénomènes d’abus. Plus généralement, les MG sont plus concernés par les conséquences des phénomènes d’abus tels le sevrage, le surdosage et les troubles somatiques, que par la mise en place d’une stratégie pour agir directement au cœur des troubles addictifs.
(ndlr : cette partie descriptive du système de soins concerne l’Italie, et ne doit pas faire l’objet d’une transposition trop rapide pour la France).
Traditionnellement, le système de santé publique a toujours laissé aux patients la responsabilité de rechercher un traitement, comme si c’était un signe de leur motivation à guérir. Plus récemment, cette question s’est posée, en relation avec ce qu’on désigne en anglais par « case management » (CM) – prise en charge individuelle -, considérant que la plupart des patients avec une maladie psychiatrique associée sont réticents à avoir recours aux soins ou sont incapables de profiter des moyens disponibles. Le CM peut être un moyen essentiel de traiter les dépendances, quand le but est d’instaurer et de maintenir un patient sous traitement. Le CM peut aussi être utile pour atténuer les résultats négatifs liés à l’abandon du traitement.
A l’inverse, les programmes sans CM sont plus susceptibles d’être entravés par des crises psychopathologiques et des épisodes d’hospitalisation alors que les cas les plus graves sont pris en charge avec une faible probabilité de succès. L’objectif principal du CM est de convaincre les patients réticents d’accepter un traitement et de limiter l’impact négatif d’un échec thérapeutique sur l’histoire personnelle du patient. Les patients DD ont besoin d’un suivi pour ces deux aspects, par l’utilisation de stratégies adaptées à leur cas individuel.
Les médecins et les patients doivent partager la responsabilité du traitement.
Actuellement, les patient qui sont soit dans le déni soit dans la minimisation de leur état sont traités avec une excessive sévérité par les médecins. Les patients DD nécessitent une approche totalement différente afin d’être persuadés d’accepter et de suivre un programme thérapeutique. Il est conseillé d’éviter l’affrontement avec les patients dont la situation est sévère, tels que les psychotiques, parce qu’ils sont incapables d’adhérer aux règles du programme de traitement tant que la sévérité de leur état ne s’est en partie améliorée. Trop souvent, la dépendance est appréhendée avec une attitude trop « immédiate » par les médecins eux-mêmes qui ont aussi tendance à surestimer les aspects contextuels des troubles psychiatriques associés.
L’abus de substances a tendance à être considéré comme la manifestation d’un traumatisme psychique antérieur plutôt que comme un état indépendant.
Trop souvent les stratégies thérapeutiques se focalisent sur la résolution de certains aspects évolutifs de la maladie avec la conviction à tort que la dépendance prendra fin lorsque les problèmes sous-jacents auront été traités. Le principal résultat de cette attitude est la poursuite du cercle vicieux des comportements de dépendance.
Certains programmes de traitement nécessitent le sevrage total des patients comme condition d’admission. Dans la plupart des cas sévères de DD (tels les schizophrènes), l’abstinence ne doit être envisagée que comme l’objectif à long terme du traitement de maintenance par la méthadone. Par ailleurs, l’abstinence peut être utile pour des patients dépressifs ou atteints de troubles paniques, afin de permettre d’établir un diagnostic plus précoce et plus précis ainsi qu’ultérieurement, une stratégie thérapeutique correcte. Pour les patients DD, la nécessité d’être en sevrage comme condition préliminaire à la prise en charge est en fait un obstacle. C’est pourquoi nous suggérons que le concept d’abstinence soit redéfini comme l’objectif thérapeutique à atteindre, étape par étape, par une prise en charge appropriée. Les patients sans domicile fixe qui évoluent dans un environnement hautement pollué par les substances psychoactives ne peuvent pas espérer être amenés à un état de sevrage à une quelconque échéance, et surtout pas à court terme.
La méthode séquentielle est la première à avoir été utilisée et demeure à ce jour la plus fréquemment employée. Dans cette approche, les troubles psychiatriques et la dépendance sont envisagés en deux temps. Certains cliniciens estiment que les troubles addictifs doivent toujours être considérés en premier, et qu’il n’y a de sens à traiter la maladie psychiatrique associée, qu’une fois que l’abus de substances a été stoppé. D’autres praticiens suggèrent que des traitements spécifiques des troubles mentaux peuvent être instaurés avant la mise en place d’un traitement contre la dépendance, même si les patients consomment encore des substances psychoactives. Un autre point de vue est que la décision concernant la priorité du traitement devrait prendre en compte la sévérité de chacun des aspects, la préférence allant à l’état qui demande une intervention urgente. Pour illustrer cela, on peut choisir le cas d’un patient dépressif DD à la recherche d’un traitement dans un service psychiatrique, alors qu’il souffre encore de dépression et qu’il est en attente d’un programme de soins pour sa dépendance afin d’éviter des compulsions fréquentes à l’alcool.
Dans un autre modèle dit « parallèle », le patient est inclus simultanément dans deux programmes : l’un pour la maladie psychiatrique et l’autre pour la dépendance. Un programme en douze étapes du type de ceux proposés par les Alcooliques Anonymes peut, par exemple, être associé à un traitement psychiatrique sous la responsabilité de professionnels de santé mentale. Comme dans le modèle précédent (séquentiel), ce modèle consiste aussi à associer des programmes déjà existants. Les psychiatres se chargent de la
Le modèle intégré (integrated model) associe un traitement psychiatrique à une intervention contre la dépendance dans un programme unique spécifiquement conçu pour les dépendants DD. Théoriquement, deux catégories de médecins et soignants devraient être impliquées avec une double approche de Case Management, afin de permettre aux patients de surmonter à la fois les récidives psychiatriques et les récidives d’addiction.
Chacune de ces méthodes a ses adeptes et ses détracteurs. Les conditions pour adapter le traitement varient avec le degré de comorbidité, la sévérité des symptômes, et la dégradation de l’état général. En réalité, les modèles séquentiel et parallèle sont peut-être ceux qui conviennent le mieux aux patients gravement dépendants et souffrant de formes mineures de troubles psychiatriques. Le principal inconvénient de ces approches est que les patients peuvent recevoir des informations contradictoires dans les deux différentes structures où ils se sont adressés. A l’inverse quand l’approche par CM est possible, placé sous la responsabilité d’un soignant unique possédant les deux types de compétences, et dans un service spécifique, les patients bénéficient d’une prise en charge homogène.