A l’origine de cet article, dans l’esprit de : « Les addictions pour les nuls », une lecture et un constat.
La lecture du magnifique livre de Jacques Barsony (Lettre ouverte aux drogués et aux autres…s’il en reste), et le constat de l’importance et de l’omniprésence dans le domaine de l’addictologie de la notion de sens, dans tous les sens du terme, et de la dictature imposée par leurs sens aux personnes dépendantes. D’où ce titre aux apparences d’une provocation érotique et dont le sens fait clairement référence à cette dictature.
« Le Sens de la Vie !… » (2)
Le propre de l’Homme, c’est d’être capable et d’avoir besoin de donner du sens à ses actes et à sa vie. Un sens religieux ou profane, un sens pratique ou métaphysique, moral ou libertaire, le « bon sens », le sens commun…
Du sens ! Mais quel sens donne-t-on à ce mot ?
La signification du pourquoi et du comment ? L’influence de nos croyances et de nos valeurs sur nos actions ? La justification de nos comportements ? La direction à prendre ?
Or, dans une société où la satisfaction immédiate des envies est devenue la règle, une société littéralement addictive où les valeurs sont noyées au milieu des slogans publicitaires générant des pulsions que nous prenons pour des besoins essentiels, comment découvrir et comprendre notre propre sens ?
Quand on n’a pas pu ou su trouver ce sens de l’existence ou que l’on ne l’a pas cherché, on peut se contenter de sensations – notre carburant animalier – et chercher parfois à modifier notre vision, notre perception de la réalité (de notre réalité), surtout si elle ne nous convient pas.
« Ils n’ont pas le sens de ce qu’est leur vie, c’est une innocence que je leur envie ». (3)
« Sensations !… » (4)
Les sensations, fortes ou pas, sont le bien commun aux êtres vivants. Elles nous sont justement transmises par les organes des cinq sens, support du VAKOG : la vision, l’audition, la kinesthésie, l’olfaction et le goût.
Sans elles, comment se sentir vivant ? Et à défaut d’avoir trouvé le sens de notre vie, ou de pouvoir parfois le supporter, l’assumer ou l’accepter, nous avons grand besoin de combler ce vide par les flux de sensations que notre VAKOG peut nous fournir à l’infini.
D’où la recherche d’effets plus ou moins intenses (« good vibrations »(5)) que nous allons trouver dans les objets des addictions et qui vont si efficacement, en cas de besoin, atténuer ou camoufler nos émotions négatives (tristesse, colère, désespoir). A ce titre, nous sommes tous, plus ou moins, addicts.
Ces objets sont les substances psychoactives, ou SPA, (alcool, drogues, médicaments psychotropes…) bien sûr, mais aussi l’alimentation, les jeux, le sexe, le travail et d’autres activités telles que : Internet, le sport, la religion, la politique…
Chacun va influencer l’activité de nos hormones et neuromédiateurs (endorphines, sérotonine, dopamine…) pour induire les effets psychotropes, ou neurosensoriels, à l’origine de nos sensations.
Ils agissent sur notre système nerveux en modifiant notre perception de la réalité (sans évidemment modifier la réalité elle-même) et sont au nombre de cinq :
- l’euphorie : l’héroïne et autres opiacés, le football,
- l’excitation ou psycho-stimulation : la cocaïne, l’ecstasy, les jeux, la politique (!),
- l’ivresse : l’alcool, l’éther, mais aussi le cannabis, le pouvoir (!),
- la sédation : les anxiolytiques, l’opium, l’alcool…et le cannabis,
- l’hallucination : la mescaline, le cannabis, la religion (!),
Aucun de ces effets n’étant spécifique d’un produit ou objet et réciproquement.
Utilisés de manière excessive, en fréquence ou en intensité, ils peuvent nous éloigner plus ou moins durablement de la réalité. Et qu’importe l’objet, pourvu qu’on ait l’effet !
En pratique, au-delà des effets neurosensoriels (objectifs), l’usage personnel et social que nous en faisons pourrait se décliner en effets psycho-sociaux (subjectifs) : surmonter l’insurmontable, affronter le danger, supporter ou fuir l’insupportable, accepter ou masquer l’inacceptable… ; désinhibition, ordalie, anesthésie… dopage…
« Le dérèglement des sens », « Les paradis artificiels » (4,6)
Nos grands poètes, dits maudits, ont bien illustré ce besoin de travestir la réalité, d’y ajouter « un p’tit grain de fantaisie » (7) en usant eux-mêmes, voire en abusant, de substances psychoactives. Quelle belle tentation !
Mais, pendant que nous nous enivrons (« il faut être ivre » (6)…) de stimulations sensorielles intenses, dans les drogues ou dans les addictions sans produits, la réalité continue à exister et peut nous laisser sur la touche.
C’est le cas, quand l’objet de notre addiction (alcool, drogue, travail, jeu….) finit par envahir tout notre vécu et par nous isoler – entraînant ou aggravant une pathologie de la relation – cela, bien sûr, après les stades de l’accoutumance et de la perte de contrôle qui ont succédé à la « lune de miel » où l’on se sentait si bien (« I feel good ! » (8)).
« Ça n’a pas de sens »… (9)
Une fois passée cette « lune de miel », petit à petit, les répercussions négatives et les dommages induits par l’addiction prennent le devant de la scène et finissent par être omniprésents. Alors, seulement, la question peut se poser : « Est-ce que tout cela (mon comportement addictif) a un sens ? ». Alors, seulement, peut se poser la question d’un changement de direction, de comportement.
Encore faut-il prendre conscience de la nécessité d’un changement que, souvent, seul l’entourage de la personne concernée appelle de ses vœux.
Pour l’alcoolique, le toxicomane, l’hyperactif du travail, le joueur invétéré… cela nécessite la plupart du temps une longue préparation mentale avant d’envisager puis de se décider à changer (étapes de Prochaska) après avoir pesé le pour et le contre (balance décisionnelle).
Changer ? Oui mais pour quoi et dans quel sens ?
L’Homo addictus est alors confronté à un triple choix (après un sevrage, préalable à toute vraie liberté de choisir) :
- Ne rien changer et, donc, se préparer à rechuter. Un fonctionnement en boucle entre sevrages, tentatives de contrôle (gestion) et rechutes se met en place : sens giratoire.
- Changer en surface, rénover la maison déjà habitée, réduire les risques. C’est garder le sens initial, faute d’en imaginer un autre ou par peur de l’inconnu.
- Changer en profondeur, reconstruire un nouveau logement (l’autre était devenu trop délabré !). Un choix finit par s’imposer : c’est le sens unique.
En évitant si possible de partir dans tous les sens et en s’efforçant de trouver un sens à son choix. Serait-ce celui de l’émancipation ?
Le sens de mon addictologie
Médecin généraliste depuis 1986, j’ai mis bien longtemps à m’intéresser aux addictions et aux patients qui en souffrent. Je voyais ces derniers avec méfiance tant leur prise en charge me semblait le plus souvent décevante et synonyme d’échec pour le « sauveur » dont j’avais endossé le costume. On était quand même bien plus efficace en cardiologie ou en infectiologie, et pour des patients qui n’étaient pas – eux – responsables de leur pathologie !
Et puis, dans le même temps où je commençais sérieusement à me retrouver en déficit de sens dans ma pratique libérale, à multiplier les actes pour « soigner » des rhumes et des érythèmes fessiers ou à renouveler des traitements pas toujours utiles et pas toujours pris correctement par les patients, j’ai découvert l’univers de l’addictologie. D’abord au sein du réseau ADDICA (ADDIctions/précarité Champagne-Ardenne), que j’avais intégré au départ dans un souci d’efficacité avec mes patients alcooliques ou toxicomanes (c’était le début de Subutex®), puis au cours des admirables formations dispensées par l’AREAT (« secte très très étrange » d’alcoologues humanistes !).
Dans cet univers où la prise en charge et la prescription laissent la place à l’accompagnement et au libre choix du patient, où l’humilité et la considération remplacent la toute puissance, et où le sens de l’humour est plus utile que celui des affaires, j’ai pu renflouer mon déficit de sens grâce aux valeurs qui y prévalent comme l’empathie, l’écoute et le non-jugement, et aussi (surtout ?) grâce aux patients, ces « autres moi-même » (3), qui nous donnent chaque jour des leçons d’Humanité (10).
« Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme parce qu’il est le seul à exiger d’en avoir » (11) Merci à mes amis et confrères, Paul Belvèze et Béatrice Cherrih-Pavec qui ont favorisé mon immersion dans les addictions.
Ndlr : Le Dr Jean LEVY exerce au centre de Postcure, SSR « la Maison d’Arches » – Charleville-Mézières (ville natale de (4)).
Références
- (1) Nagisa Oshima
- (2) Monty Python
- (3) Louis Aragon
- (4) Arthur Rimbaud
- (5) The Beach Boys
- (6) Charles Baudelaire
- (7) Boby Lapointe
- (8) James Brown
- (9) Raymond Devos
- (10) Jean Jaurès
- (11) Albert Camus