Le Skenan® (sulfate de morphine) est considéré comme un stupéfiant et il est indiqué dans les douleurs persistantes intenses ou rebelles aux autres analgésiques, en particulier douleurs d’origine cancéreuse.
Un point intéressant à signaler : la monographie officielle (approuvée par l’ANSM) ne référence pas de non-indication (à la différence d’autres produits comme la Ritaline® qui a droit à une non- indication : le traitement de la fatigue) et l’utilisation dans le cadre de TSO (Traitement de Substitution Opiacée) n’est pas mentionnée dans les contre-indications.
Question : Que vaut le Skenan en tant que TSO ?
En théorie c’est pas mal, mais sans plus.
Le Skenan® LP a certes une demi-vie plus longue que l’héroïne mais n’atteint pas les performances de MSO (Médicaments de Substitution Opiacée) habituels. Il nécessite deux prises par jour au mieux, souvent trois et surtout, il est facilement injectable.
Sur ce dernier point, beaucoup de gens, dans notre milieu, tombent d’accord sur la nécessité, pour une minorité de patients, d’avoir à disposition une modalité de prescription de substitution injectable. Notre expérience nous montre que la dépendance à l’injection est souvent aussi difficile à combattre (sinon plus) que la dépendance au produit. Le renoncement au geste demande des années de patience et d’énergie. Mais, là encore, on s’aperçoit que le passage progressif du « tout-shooté » au « tout-gobé » est possible avec le Skenan®. De même, l’association méthadone-Skenan® peut permettre, en assurant une couverture sur toute la journée, de réduire le craving pour les injections et donc la fréquence de celles-ci.
Il faut bien constater qu’une partie de nos patients n’arrive pas à arrêter sa consommation d’héroïne. Et cela même si ces patients sont bien dosés en MSO classiques et bien suivis. Ce sont ceux que l’on perd de vue pendant quelques semaines ou quelques mois puis qui reviennent parce que la source s’est tarie, ou qu’ils n’ont plus d’argent. Ils ont souvent été mal sous buprénorphine, puis un peu mieux sous méthadone. Cliniquement tout va bien mais socialement, çà fluctue toujours beaucoup et ils n’arrivent pas à se détacher du monde de la came. Le Skenan® n’est pas la panacée, surtout quand on se le procure au noir ou à force de ruses plus ou moins légales, mais force est de constater qu’une prescription encadrée de Skenan® marche parfois sur des cas qu’on croyait désespérés.
Et je ne vous parle pas des vraies intolérances (œdèmes, prises de poids de 20 kg, troubles dermatologiques sévères, vomissements incoercibles) et des effets secondaires (troubles sexuels, hypersudation, troubles digestifs) liés la méthadone qui, même s’ils ne constituent pas de vraies contre-indications, sont souvent à l’origine d’arrêts de traitement. Que nous reste-t-il alors comme solution quand on a besoin d’un vrai agoniste morphinique ?
Enfin, à noter que, plus de la moitié des patients bénéficiant d’un TSO en Autriche et en Bulgarie se voient prescrire du sulfate de morphine, sans plus d’overdoses ou de trafics qu’ailleurs.
A partir du moment où les traitements de substitution classiques (méthadone et buprénorphine) ont été autorisés à grande échelle en France, le traitement « sauvage » par morphine a été plus que déconseillé par les Autorités de Santé.
Il existe toutefois une (toute) petite ouverture contenue dans le texte connu sous le nom de « Lettre Girard » ou DGS/685 du 27 juin 1996 qui comporte : « Cependant à titre exceptionnel, en cas de nécessité thérapeutique (contre-indications, inadaptation des traitements à la méthadone et au Subutex aux besoins des patients), lorsque l’état du patient l’impose, la prescription de médicaments utilisant le sulfate de morphine à des seules fins de substitution, peut être poursuivie après concertation entre le médecin traitant et le médecin conseil, conformément aux dispositions de l’article L 324-1 du code de la sécurité sociale ».
Le problème est le suivant : le texte devait s’appliquer sur une période de transition et ne dit rien sur l’initiation d’un traitement, il parle seulement de poursuivre. Toutefois le fait qu’il n’ait pas été abrogé ou modifié nous permet de dire sans trop en trahir l’esprit que : le sulfate de morphine peut être un MSO « lorsque l’état du patient l’impose » à condition d’un accord préalable avec la CPAM.
Je dois reconnaître à mon corps défendant que j’ai longtemps zappé l’accord préalable. Je pensais (Hubris, quand tu nous tient !!!) que plus de vingt ans de pratique en CSAPA et plus de dix ans de prescription de TSO (j’ai commencé à prescrire du SKENAN vers 2008) me vaudraient la confiance tacite de la Caisse, ceci joint au fait qu’au maximum, j’avais une vingtaine de patients sous Skenan® pour une file active d’environ 700 patients sous substitution, ce qui me paraissait correspondre assez bien à l’idée d’un traitement exceptionnel.
Las ! Probablement plus pour des raisons économiques (le Skenan® utilisé en tant que MSO est bien plus cher que la méthadone ou la buprénorphine) et à cause aussi de directives nationales suite à des dérives importantes, notamment en Île-de France, je me suis vu convoqué à la CPAM pour un remontage de bretelles en règle. De cette rencontre, pas toujours marquée du sceau de la compréhension réciproque mais qui fut, comme disent les diplomates « cordiale mais ferme », il fut décidé que le remboursement des ordonnances de mes patients sous Skenan® serait soumis à l’autorité d’un expert addictologue qui jugerait si la prescription rentrait dans le cadre de la « Lettre Girard ».
Ceci est en cours et cela se passe plutôt bien… Je tiens toutefois à préciser que je n’ai d’autres conflits d’intérêt avec l’expert que de faire le même métier que lui et de l’avoir croisé lors de plusieurs réunions.
En attendant la fin de l’expertise, je n’avais guère d’autre choix, pour les quelques nouveaux patients que je souhaitais inclure en traitement par Skenan®, que de prescrire en mentionnant « hors AMM » c’est-à-dire non remboursable, liberté que la CPAM m’avait vaguement accordé en Ponce-Pilatisant joyeusement (la question économique était réglée, ce n’était plus « leurs sous »).
Cette entrée en fanfare de la doctrine ultra-libérale dans le domaine de la Santé Publique a paru tout à fait normale à nos patients car, quoi qu’ils en disent, ils sont à fond dans la logique de consommation et de « la Main invisible du Marché » ; après tout, le Skenan® c’est moins cher que l’héro (et plus pur) et certains sont prêts à payer 400 euros par mois.
Sauf que, et Adam Smith lui-même l’avait prédit, la « main invisible » ne marche qu’avec des gens honnêtes et que la doctrine libérale n’a pas de sens quand le marché est aux mains d’accapareurs ou de truands (ou parfois de gens poussés par la nécessité et qui font alors fi de la morale au nom de leur survie).
Dans notre cas que se passe-t-il ? On prescrit du Skenan® à des patients qui s’en servent certes pour se soigner mais qui ont des relations avec des « amis » qui en prendraient bien volontiers comme défonce. Au mieux, on dépanne ses « amis » ou on leur revend pas trop cher, mais il n’en reste pas assez pour couvrir ses propres besoins, d’où ordonnances en chevauchement à répétition (que la CPAM regarde passer avec une souveraine indifférence puisque encore une fois « ce ne sont plus nos sous ! ») puis tout-petit business sur le mode « je m’en fait prescrire plus, je revends avec bénéfice ne serait-ce que pour rembourser ce que je dois au pharmacien » et enfin naissance rapide d’un véritable trafic dont nous sommes les grossistes.
Ce que j’espère, c’est que les résultats de l’expertise (procédure lourde, lente et onéreuse pour la CPAM, soit dit en passant) pourront prouver que je ne suis pas un dealer ni un Charlot, et que (promis, je serai sage et humble, je demanderai des protocoles en bonne et due forme) nous pourrons parvenir à des accords.
Mais il y a une autre solution, la Régulation du Marché ! Pourquoi ne pas confier ce soin au prescripteur, en l’occurrence l’UTDT (enfin, surtout moi), la structure spécialisée qui m’emploie.
Pour cela il faudrait, et cela résoudrait en grande partie le problème des trafics, que le CHU puisse accorder une dotation de Skenan© à l’UTDT, qui assurerait la délivrance de traitement sur place de manière rigoureuse, de telle sorte que le minimum de produit soit dans la nature et que la CPAM puisse de nouveau se consacrer à la chasse aux ordonnances falsifiées, abusives et aux doubles ou triples prescriptions en ville.
Et pourquoi pas, quand il sera temps de passer le relais en ville avec des patients stables et équilibrés (toujours après accord préalable, un peu comme pour la prescription de méthadone gélule) réserver ce relais à des médecins de ville qui ont eu une formation en addictologie ?
Référence :
- Dr Béatrice CHERRIH-PAVEC, Pr Philippe JAURY. Sulfate de morphine en tant que MSO : 20 ans et toujours rien… (E-dito n° 6)
- Ferri M. et al. Slow-release oral morphine as maintenance therapy for opioid dependence. Cochrane Database Syst Rev. 2013 Jun 5;(6)
- Agnès Cadet-Taïrou, Michel Gandilhon. L’usage de sulfate de morphine par les usagers de drogues en France – Tendances récentes 2012-2013