Résumé
Parmi les patients accueillis à l’hôpital, nombreux sont ceux qui consomment des substances psychoactives. Les messages et les soins qui leur sont délivrés à ce propos par les professionnels non spécialistes de l’addictologie restent majoritairement axés sur le paradigme de l’abstinence, quand certains patients ne veulent ou ne peuvent l’envisager. Si la philosophie et les outils de la réduction des risques sont bien connus des acteurs du secteur médico-social en addictologie, peu de professionnels du champ sanitaire y sont formés. Cette disparité, dans le contexte évolutif des pratiques en addictologie, peut être source de nombreuses problématiques en milieu hospitalier. Cet article initie une réflexion sur l’intérêt et les limites actuelles de l’élargissement de la réduction des risques à l’hôpital, et comment celle-ci, par des propositions pratiques, peut être intégrée dans une perspective de prise en soin globale et humaniste des patients consommateurs.
Introduction
La réduction des risques et des dommages (RdRD) en France s’inscrit aujourd’hui dans un contexte d’évolution législative et paradigmatique dans le domaine de la prévention et du soin en addictologie, avec la promulgation de la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 (1). Celle-ci vient conforter la politique de réduction des risques et des dommages, sécuriser ses intervenants et l’étend au champ des substances psychoactives licites. Elle prévoit également la supervision des comportements, des gestes et des procédures parmi les actions visant à réduire les risques et les dommages liés à l’usage de substances psychoactives (SPA) et autorise à cet égard l’expérimentation des salles de consommation à moindre risque (SCMR).
Les recommandations de pratiques professionnelles élaborées à destination des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) mentionnent également leur intérêt auprès de leurs partenaires, qu’il s’agisse des acteurs du champ sanitaire, de l’insertion sociale et professionnelle, des collectivités territoriales ou encore de la vie sociale et citoyenne (2). Depuis 2008, les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) ont également l’obligation de mettre en œuvre des mesures de RdRD à destination du public qu’ils reçoivent (3).
« Le monde n’est pas sans drogue, nos structures non plus… »
Ainsi, la place du secteur hospitalier et des professionnels du soin en addictologie qui y exercent (services d’addictologie, équipes de liaison et de soins en addictologie (ELSA)) peut-être questionnée. Comme le rappelle Catherine Péquart, directrice de l’association Charonne, « le monde n’est pas sans drogue, nos structures non plus » (4), et les centres hospitaliers (généraux et spécialisés) accueillent des patients qui consomment des SPA et qui ne sont pas toujours prêts à engager une démarche de soin en addictologie, qu’il s’agisse d’envisager une substitution ou un sevrage.
La découverte d’une consommation de substance illicite au sein d’un service hospitalier suscite toujours de nombreux questionnements chez les équipes soignantes, sur l’attitude juste à adopter, tout en tenant compte du cadre éthique et légal qui régit l’institution hospitalière. C’est dans ce contexte que les ELSA peuvent être sollicitées, pour apporter des éléments de réflexion et de prise en soin, sur des situations complexes et pour lesquelles il n’existe pas de réponse univoque.
Par ailleurs, la littérature reste assez pauvre, voire inexistante concernant des programmes de réduction des risques validés en milieu hospitalier, qu’il s’agisse de substances licites ou illicites.
Au CHU de Besançon, l’Équipe de liaison et de soins en addictologie s’interroge actuellement sur la possibilité d’élargir le champ de la réduction des risques à l’hôpital, auprès des patients rencontrés aux urgences, dans les services d’hospitalisation et en consultation d’addictologie hospitalière.
L’usage de substances psychoactives à l’hôpital
De nombreux patients admis à l’hôpital présentent un trouble lié à l’usage d’une substance.
Malgré une politique publique répressive et des règlements intérieurs basés sur le modèle de l’abstinence, nous pouvons constater qu’un certain nombre de ces patients, ayant des difficultés à gérer leur dépendance, poursuivent pourtant leur usage au sein des hôpitaux (5).
Les personnes qui consomment des drogues illicites sont souvent confrontées à des inégalités en matière de santé et se heurtent à des obstacles tels que la stigmatisation et la discrimination, lorsqu’elles ont besoin de soins (6). Ces personnes peuvent, pour ces raisons, se méfier, éviter ou retarder l’accès au soin et se présentent souvent à l’hôpital à un stade tardif de leur maladie, augmentant ainsi la probabilité d’une hospitalisation. De plus, ces patients, en particulier les usagers de drogues par voie intraveineuse, sont plus susceptibles que les autres patients de sortir de l’hôpital contre avis-médical (SCAM) (7). Les SCAM prédisposent les individus, non seulement à un mauvais état de santé en raison d’un traitement inadéquat, mais sont également un facteur prédictif d’une réadmission, parfois dans des conditions dramatiques (8).
« L’arrivée à l’hôpital constitue une rupture avec le mode de vie de la personne… »
Découvrir pourquoi les usagers de drogues illicites sont susceptibles de quitter l’hôpital de façon prématurée est une première étape nécessaire pour améliorer leur prise en soin. Préalablement, il faut rappeler que l’arrivée à l’hôpital est rarement souhaitée, ni choisie. Elle s’impose au sujet suite à un accident, une maladie et un niveau de soins requis (9). Qu’il s’agisse de l’hôpital général ou des centres hospitaliers spécialisés en psychiatrie, que le motif d’admission soit ou non en lien avec la problématique addictive, l’arrivée à l’hôpital constitue une rupture avec le mode de vie de la personne. Bien que l’hospitalisation puisse constituer un terreau favorable au changement et au développement de soin concernant la conduite addictive, ce n’est pas toujours le souhait du patient.
L’étude des départs prématurés de patients admis en centre de soins spécialisés en addictologie montre qu’il existe trois catégories de fins de « contrat de soin » : les fins de contrat normales, lorsque le patient va jusqu’au bout du projet de soins défini, les arrêts de contrat par le patient (soit l’équivalent des SCAM) et les arrêts de contrat par l’établissement (10). Les raisons pour lesquelles une sortie prématurée est envisagée à l’hôpital sont sensiblement les mêmes que celles rencontrées en milieu spécialisé.
« La douleur non soulagée et les symptômes de sevrage non maîtrisés… »
Les patients interrogés dans les études menées par McNeil et al. indiquent que la douleur non soulagée et les symptômes de sevrage non maîtrisés sont les problèmes de santé qu’ils considèrent comme étant les plus urgents lorsqu’ils sont hospitalisés (11) (12).
Lors de la prise en soin, une demande peut émerger en rapport avec une substance précise. Cependant, il est rare de ne pas rencontrer de comorbidités addictives, et si la motivation au changement pour cette substance est forte, elle peut être inexistante concernant les autres addictions (13).
Ainsi, les patients peuvent être amenés à consommer pendant la période d’hospitalisation pour soulager la douleur, les symptômes de sevrage et les cravings, ou tout simplement parce qu’ils ne sont pas prêts à arrêter l’usage du produit.
Les règlements n’autorisant pas ces consommations intra-muros, les soignants instaurent une surveillance particulière des usagers venant imprégner la relation d’une méfiance réciproque. Plutôt que de prévenir l’usage de drogues, ce positionnement institutionnel crée de nouveaux risques pour patients et soignants. Le matériel de consommation utilisé, souvent caché dans les affaires personnelles, peut provenir de source inconnue, être éventuellement contaminé par des agents infectieux (avec un risque d’accident d’exposition au sang pour les soignants) et réutilisé plusieurs fois. L’existence d’une consommation à l’intérieur de l’établissement ne pouvant être dite, celle-ci lieu à l’abri du regard des soignants, entraînant un défaut de surveillance de l’état clinique. De plus, la méconnaissance de la consommation peut interférer avec l’établissement d’un diagnostic, l’adaptation du traitement médicamenteux et entraîner un risque d’overdose ou de complications iatrogéniques.
Le contrat de soins est un outil fréquemment utilisé pour prévenir les consommations de SPA au cours de séjours hospitaliers. Le non-respect de ce contrat de soin par la consommation de SPA entraîne ce que l’on appelle une « sortie disciplinaire » de l’hôpital.
Avec l’établissement de tels contrats, centrés sur le symptôme de la problématique addictive (c’est-à-dire la consommation elle-même), le risque est de voir le système de soins évoluer vers une prise en soin plus éducative ou répressive, à visée de normalisation des patients, plutôt qu’un soin centré sur la réponse aux besoins exprimés et le soulagement de leur souffrance (14). Les exclusions fondées sur une consommation active ne font alors que mimer les réponses rejetantes de la société face à leur problématique.
L’hôpital doit apparaître comme un lieu protecteur, pour ceux qui y sont accueillis comme ceux qui y travaillent. Le contrat proposé ne doit donc être ni trop lâche, ni trop rigide, et devrait pouvoir être adapté au profil des personnes rencontrées et accueillies, tout en garantissant les conditions premières du vivre ensemble, c’est-à-dire, préserver le lieu de la violence et du trafic.
Intégrer les pratiques de RdRD dans les stratégies de soin
L’usage des SPA a considérablement évolué ces vingt dernières années, par la transformation de la société, des modes de vie et l’accroissement radical de l’accessibilité des produits (15). Alors que traditionnellement les patients présentaient une dépendance unique, nous rencontrons désormais en pratique clinique de multiples profils, avec des poly-addictions complexes, parfois dans un public adolescent ou jeune adulte.
Cette évolution nécessite que la perception et la prise en soin des addictions s’adapte en parallèle.
« Envisager la RdRD comme une intervention intégrée n’est pas seulement une approche pragmatique et portée par la nécessité… »
Si initialement la RdRD s’est développée dans les années 1980 en réponse à l’épidémie de sida chez les usagers de drogue par voie intraveineuse et en rupture avec les pratiques traditionnelles de prévention et de soin visant à l’abstinence, elle propose aujourd’hui de nombreux outils en réponse à la diversification des pratiques addictives. Envisager la RdRD comme une intervention intégrée n’est pas seulement une approche pragmatique et portée par la nécessité, elle est aussi fondée sur des preuves (16). Dans l’exemple du traitement de substitution aux opiacés (TSO), l’étude menée par Van den Berg et al. (17) montrait la supériorité des programmes combinés de programme d’échange de seringue (PES) et TSO, comparés au PES ou TSO seuls sur la réduction de l’incidence du VHC. Chacun peut observer que des actions de RdRD facilitent l’accès aux soins de sujets qui en sont très éloignés et, à l’inverse, que des traitements pouvaient faire œuvre de RdRD.
La RdRD est une approche pragmatique qui rencontre encore aujourd’hui des résistances notamment du fait d’un manque de connaissances sur les usages de substances, sur l’impact d’une politique de RdRD, mais aussi du fait de préjugés sur la capacité des usagers de drogues à adopter des mesures de prévention.
Éthique du soin et cadre légal
La Loi de modernisation du système de santé adoptée en 2016 élargit la définition et les missions des intervenants en RdRD à une possible « supervision des comportements d’usage à moindre risque ». Elle met en place une protection légale pour les accompagnants qui, au titre de l’article 122-4 du code pénal, ne peuvent être poursuivis pour des raisons qui engagent « l’accomplissement d’un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». Ces actes sont définis par la loi dans le référentiel national des actions de réduction des risques en direction des usagers de drogues (18).
En revanche, la question du statut juridique des produits n’étant pas réglée, l’introduction de substances classées stupéfiantes engage toujours la responsabilité de la structure, l’usage légal étant autorisé aux usagers uniquement pour les salles de consommation à moindre risque.
Les équipes soignantes en milieu hospitalier se retrouvent donc prises dans les mêmes questionnements et paradoxes qu’ont pu et peuvent encore connaître les acteurs du secteur médico-social concernant l’incohérence de leur posture entre soin et répression. Elles peuvent donc accueillir les usagers, faire la distribution et la promotion du matériel d’hygiène et de prévention, donner des conseils personnalisés sur les risques associés à l’usage, récupérer le matériel usagé, mais il leur est impossible d’accompagner en situation pratique l’usage illégal dans une perspective d’éducation aux risques liés à la pratique.
La forme de clinique portée par la RdRD peut désarmer les professionnels. Elle fait naître de nouvelles interrogations sur le sens de l’intervention et le rôle du soignant quelle que soit sa profession, car l’objectif de la clinique change : il s’agit surtout de prendre soin des personnes et non de vouloir qu’elles guérissent absolument.
La posture de RdRD cherche à valoriser le savoir, l’autonomie et la liberté de la personne, contrairement à la posture « paternaliste » dans lequel le soignant prend en charge les intérêts du patient et décide pour lui.
E. Hirsch rappelle que le mandat de l’intervention en réduction des risques et de l’accompagnement des consommations à moindre risque est bien un mandat d’éthique du soin pour des personnes en situation de vulnérabilité, qui se fonde sur les textes de la démocratie et des valeurs humaines, mais aussi sur des textes d’éthique médicale applicables au sein des hôpitaux (4).
« La RdRD se veut garante de cinq valeurs universelles qui sont le non-abandon, la reconnaissance de l’humanité de la personne, la non-discrimination, le respect de la dignité humaine et la bienveillance. »
Envisager la RdRD à l’hôpital permet d’élargir la palette des outils disponibles, d’apporter des réponses malgré l’impuissance parfois ressentie face à des situations dans lesquelles la marge de manœuvre est souvent réduite et répond en cela aux concepts de non-abandon et de non-discrimination, car elle s’inscrit dans des logiques de promotion de la santé et de l’accès progressif au meilleur état de santé qu’une personne consommatrice serait en mesure d’atteindre, quelle que soit sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale.
La réflexion autour de nouvelles pratiques d’accompagnement des consommations suppose de connaître la réalité des besoins et les limites du terrain, de son public et des différents intervenants.
Si la mise en place de missions de RdRD telles que définies par le référentiel national de RdRD peut être relativement et facilement applicable dans un service de consultation ou aux urgences, comme la dispensation de conseils personnalisés ou la mise à disposition de matériel pour un usage extérieur, la question de son application pendant un séjour hospitalier prolongé est plus délicate. Penser l’accompagnement des consommations dans ce contexte reste source d’insécurité, et les équipes posent la question de la responsabilité pénale en cas d’accident. La construction d’un tel projet suppose d’engager une réflexion étayée avec la direction et le conseil d’administration de l’établissement pour définir un cadre clair de ces pratiques nouvelles, et revoir le règlement de fonctionnement afin de garantir une réponse adaptée à la problématique des consommations de substances illicites intra-muros (19). Le projet soutenu au niveau institutionnel en préalable, il deviendrait possible de l’aborder de façon plus apaisée, individuelle et collective au sein des équipes des différents services.
Propositions pratiques
Sensibiliser les soignants à la RdRD
Le parcours de soin du patient souffrant de conduites addictives comprend de nombreux intervenants, de différents secteurs et chaque interface entre ces intervenants représente un point de vulnérabilité dans la prise en charge. Selon les structures fréquentées, les patients doivent faire face à des messages parfois contradictoires, des injonctions paradoxales ne favorisant pas l’alliance thérapeutique (13). Les milieux hospitalier et résidentiel restent attachés à une posture d’interdit vis-à-vis des substances du fait d’un positionnement marqué des équipes soignantes.
Les réponses des soignants face à un patient consommateur sont en effet très différentes d’une équipe à l’autre, d’une personne à l’autre, et dépendent de nombreux facteurs. Ces différentes positions participent au climat d’insécurité qui s’installe dans le soin.
Parmi ces facteurs, nous pouvons citer le caractère légal ou illégal des substances consommées. Il est intéressant de considérer les arguments sur lesquels cette distinction repose. Les plus fréquemment évoqués pour justifier l’illégalité d’une drogue sont sa dangerosité, sa capacité à modifier l’état mental, à engendrer la dépendance ou la désocialisation, ainsi que les enjeux socio-culturels (20). Ils ne reposent donc pas entièrement sur une base scientifique cohérente, mais en partie sur des différences de perception induites et transmises par les habitudes socio-culturelles et des croyances difficiles à remettre en question.
Dans la relation thérapeutique interviennent également les normes et les représentations que chaque individu, qu’il soit soignant ou soigné, a intégré selon son histoire personnelle et les divers regards socio-culturels. Dans l’approche de la RdRD se trouve la nécessité de repenser les modalités de la rencontre, et donc de réfléchir sur ces frontières limitant le soin, pour garantir un meilleur accueil inconditionnel.
Pour que la RdRD prenne progressivement place au sein de ces établissements, il est nécessaire que les soignants puissent bénéficier d’une formation préalable leur permettant de comprendre les raisons pour lesquelles les usagers consomment et d’intégrer la philosophie qui la soutient. Si cette approche est aujourd’hui enseignée dans les formations diplômantes spécialisées, elle reste très peu abordée dans les écoles de formation initiale au regard du nombre de patients présentant une comorbidité addictive.
Préparer le temps de l’hospitalisation
Lorsque l’état de santé d’un usager qui ne souhaite pas arrêter sa consommation nécessite une hospitalisation, celle-ci devrait pouvoir être préparée en amont autant que possible. Cette préparation nécessite le renforcement des liens entre les professionnels du réseau de ville et ceux de l’hôpital.
Une consultation préalable peut-être organisée au sein du service de consultations de l’ELSA, à laquelle le patient se présente, accompagné d’une personne référente dans la structure où il se rend habituellement. Celle-ci a pour but d’évaluer les angoisses générées par le projet d’hospitalisation, et d’envisager les différents cas de gestion de sa consommation envisageables pendant ce temps hospitalier, à l’instar de l’évolution des contrats de soins dans les SSRA (service de soins de suite et de réadaptation en addictologie) : favoriser l’initiation d’un traitement de substitution, même de façon temporaire (le temps des soins) ; préparer un plan de traitement des symptômes de sevrage des substances pour lesquelles il n’existe pas de traitement médicamenteux ; ou, en dernier recours, planifier les comportements de RdRD au sein de la structure de soins. Chez un patient polyconsommateur, il s’agit également de pouvoir définir des objectifs selon chaque produit, selon ses possibilités, en prenant en compte que certains pourront être arrêtés, d’autres diminués, et d’autres poursuivis avec un certain seuil de tolérance en permission ou en journée, à l’extérieur de l’établissement (13).
Programme de distribution de kits RdRD
Le programme de distribution de matériel de réduction des risques résulte d’une réflexion en équipe et de la volonté des soignants de construire une prise en soin plus fine et plus proche des besoins réels des personnes rencontrées ; mais aussi de pouvoir répondre aux tendances de consommation en cours et aux phénomènes émergents dans le champ des drogues, mis en exergue par l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (21).
Il a été élaboré en partenariat avec les structures médico-sociales de la ville. Personnels médicaux et paramédicaux de l’ELSA ont pu bénéficier d’un atelier de formation dispensé par le CAARUD sur les outils de RdRD classiquement distribués dans le milieu festif et au sein des structures médico-sociales (« Roule ta paille », « Kit base », « Chasser le dragon », « Kit injection »).
Ce programme est pour le moment expérimenté au sein des consultations hospitalières d’addictologie, qui fournissent un cadre propice à la confidentialité. Au cours de l’entretien d’évaluation, le soignant questionne le mode de consommation de l’usager et peut lui proposer le matériel adapté à sa pratique. Que ce dernier s’inscrive ou non dans une démarche de sevrage et d’abstinence, ce questionnement doit être régulièrement répété car l’expérience montre que la mise en place d’un traitement ne marque pas l’arrêt total des consommations.
La consultation hospitalière permet également de toucher un autre public d’usagers moins précaires, qui serait dissuadé de recourir aux CAARUD et aux CSAPA du fait de la large représentation d’un public plus marginalisé (personnes dites « intégrées » socialement et professionnellement, ayant des fonctions à hautes responsabilités, personnes pratiquant le chemsex, etc) (22).
À plus long terme, l’ELSA souhaiterait pouvoir étendre la distribution de matériel dans le cadre de l’activité de liaison auprès du service des urgences et des services d’hospitalisation. L’extension de ce programme ne peut se faire sans la réalisation d’étapes préalables, à savoir la sensibilisation des équipes soignantes à la RdRD au moins sur son volet « principes » et la mise en place d’espaces d’échange sur les situations cliniques rencontrées. Il s’agit de pouvoir évaluer chaque situation de façon singulière, en concertation avec l’équipe du service qui sollicite l’intervention, sur les bénéfices et les risques à prévoir pour le patient, le déroulement du soin et le lien thérapeutique.
Certains médecins et cadres de santé, particulièrement ceux qui accueillent régulièrement dans leur service des patients consommateurs, sont prêts à prendre position en faveur des pratiques de RdRD, même si celles-ci n’ont pas encore fait l’objet d’une formalisation, face à des situations cliniques complexes pour lesquelles le système actuel de soin montre ses limites pour répondre au problème de santé qui a initialement nécessité l’hospitalisation.
Au-delà de la réduction des risques et des dommages physiques, le matériel est un outil dans la création du lien. En premier lieu, il peut être le point de départ de l’établissement d’une relation de confiance entre le soignant et le soigné, fondée sur le principe de non-jugement. Les patients à qui du matériel a été proposé ont été surpris de cette proposition, là où ils s’attendent bien souvent dans un établissement de soin, à un discours axé sur la nécessité d’arrêter leurs pratiques. Pour certains, la prise en compte de leur pratique a pu renforcer l’alliance thérapeutique et renforcer l’adhésion au soin.
Enfin, ce programme ne vise pas à se substituer aux missions de RdRD portées par les structures médico-sociales, mais de les faire connaître (car chaque kit détaille les coordonnées des structures en délivrant gratuitement) et d’assurer la continuité du parcours du soin de la personne en cohérence avec ses besoins, conformément aux missions des ELSA (23).
De nouvelles pratiques et de nouveaux outils
L’approche pragmatique de la RdRD en France reste, malgré de nombreuses avancées, limitée par le manque de validation concernant de nouvelles pratiques et nouveaux outils dont l’utilité est reconnue par de nombreuses recherches et rapports. Dans le cadre de la substitution opiacée, le pôle de médecine générale de la Fédération Addiction demandait en réponse à un communiqué de l’Académie de Médecine paru en 2015, la mise en place d’un essai clinique expérimentant une substitution injectable (notamment de buprénorphine haut dosage) et l’élargissement de la qualification de médicament de substitution aux sulfates de morphine (24).
Depuis 2016, le CSAPA Charonne tente de faire évoluer en interne des pratiques individuelles anciennes de prescription de Skenan® vers des pratiques collectives transdisciplinaires, à travers un programme spécifique de RdRD et promotion de la santé (25). L’expérimentation d’une substitution injectable en milieu hospitalier représenterait une nouvelle modalité d’accueil pour des patients qui ne peuvent entrevoir l’arrêt de ce mode de consommation.
Les substances licites
La façon d’aborder dans le domaine du soin la dépendance aux substances licites (tabac, alcool et médicaments) n’en est pas moins complexe, du fait de leur statut légal et de l’interdit de consommation dans certains lieux publics, dont les hôpitaux.
Le panel d’offres existantes en matière d’aide et de soins aux personnes dépendantes de l’alcool se limite aujourd’hui soit à un projet d’abstinence ou à un projet de réduction des consommations.
Dans certains hôpitaux s’est développée une nouvelle façon d’aborder le temps du soin par la mise en place d’hospitalisations programmées et séquentielles indiquées chez des patients alcoolo-dépendants pour qui les autres modes de prise en charge ont échoué et qui sont dans le parcours de soin depuis déjà plusieurs années (26). Il s’agit d’hospitalisations dites « bas-seuil », c’est à dire s’inscrivant dans une réduction des risques chez des sujets n’étant pas forcément dans un objectif d’abstinence car ils n’en ont pas les capacités physiques ou psychiques. Ces hospitalisations, mettant à distance la consommation d’alcool, offrent plutôt la possibilité de répondre aux problématiques qui la sous-tendent et aux patients de prendre soin d’eux. Le cadre proposé à ces hospitalisations est ouvert (les patients pouvant sortir de l’hôpital) : les patients peuvent donc consommer à l’extérieur de l’hôpital. L’accompagnement proposé par les travaux sur la RdRD alcool va plus loin que celui proposé dans les centres de soin, dont la consommation reste majoritairement exclue. La rendre possible, permettrait la recherche d’une « zone de confort », qui permet aux usagers de ne pas souffrir de sous-alcoolisation, dont l’expérience montre qu’elles peuvent-être morbides en générant de nombreux symptômes désagréables pour celui qui les vit. C’est ce qu’il peut se passer si un sevrage hospitalier est mal conduit, et qui à la sortie peut conduire à une sur-alcoolisation beaucoup plus dommageable que la poursuite d’une consommation « stabilisée » (27).
L’application de l’interdiction de fumer imposée par la loi Evin dans les établissements de santé et le principe «Hôpital sans Tabac» bénéficient tant à l’entourage (tabagisme passif) qu’aux fumeurs eux-mêmes conduits à moins fumer. Le but ultime de la démarche Hôpital sans tabac est un établissement de soins où l’on ne fume ni dedans, ni dehors, l’ensemble du campus étant non-fumeur. Concernant le tabagisme, la réduction de la consommation de cigarettes ne s’accompagne que d’effets modestes sur la santé, sans impact mesurable en termes de morbi-mortalité.
« Si la cigarette-électronique n’est pas considérée comme un dispositif médical au sevrage tabagique, son utilisation est largement plébiscitée par ses utilisateurs… »
Elle peut néanmoins représenter une étape intermédiaire vers l’abstinence, et plusieurs cas de figure peuvent-être envisagés en différenciant la consommation de tabac et de nicotine (28). Un tabagisme contrôlé sans substitution entraîne souvent un phénomène de compensation appelé oversmoking qui augmente le rendement de l’extraction de nicotine d’une cigarette. L’adoption d’une administration combinée avec des substituts de nicotine permettrait d’éviter cet écueil. Enfin peut-être envisagé l’arrêt du tabagisme, avec substitution nicotinique. La prescription des traitements nicotinique doit donc être largement encouragée, sous ses différentes formes (patchs, formes orales, inhaleurs ou sprays), et ce par l’ensemble des professionnels ayant accès à la prescription (élargie depuis 2016 notamment aux infirmiers et aux sages-femmes). Si la cigarette-électronique n’est pas considérée comme un dispositif médical au sevrage tabagique, son utilisation est largement plébiscitée par ses utilisateurs et de plus en plus approuvée par de nombreux soignants qui y voient une alternative au tabac moins dangereuse. Concernant son utilisation à l’hôpital, le RESPADD a publié des recommandations concernant les conditions de son utilisation dans les établissements de santé, la considérant comme un outil de réduction du tabagisme (29). Ainsi, il serait possible d’autoriser le vapotage dans des espaces personnels, comme les chambres pour les patients ne pouvant se déplacer en extérieur, ou dans les bureaux pour le personnel soignant.
L’usage prolongé de certains médicaments du système nerveux central peut aboutir à deux principaux types de complications addictologiques : le mésusage, qui désigne un comportement d’utilisation inappropriée du médicament par le patient, et la dépendance pharmacologique. Les principaux médicaments pourvoyeurs de ces deux complications sont essentiellement les benzodiazépines et les opioïdes (30).
Concernant les opioïdes, on estime qu’environ 90% de ces situations sont le fruit d’une prescription médicale initiale, soit par une évaluation inadéquate de leur indication, soit par prescription prolongée. Ces comportements d’addiction exposent à d’importants risques de surdosage et de surmortalité, et à un renforcement paradoxal des symptômes que ces médicaments sont sensés traiter. Le mésusage et la dépendance aux opioïdes de prescription font aujourd’hui l’objet d’une préoccupation croissante au niveau international en matière de santé publique. Des initiatives doivent donc être mises en place pour sensibiliser et former les médecins prescripteurs à leur prévention et leur repérage. Ces deux étapes, souvent négligées, sont en effet indissociables et commencent avant la prescription même, par l’identification des facteurs de risque et l’information du patient sur la possibilité de survenue d’un mésusage ou d’une dépendance. A la sortie d’hospitalisation, un plan d’arrêt et de suivi du traitement doit avoir pu être défini en relais avec les différents acteurs du soin, spécialistes ou non.
Conclusion
Vouloir élargir le champ de la réduction des risques et des dommages à l’hôpital peut apparaître comme un projet audacieux, mais pourtant nécessaire pour permettre l’accès à une prise en soin globale des usagers de substances psychoactives. L’abstinence ne doit pas être une condition requise pour pouvoir bénéficier de soins à l’hôpital. La reconnaissance de la RdRD et son extension aux substances licites par la loi suppose que le dispositif de soin intègre sa logique et ses missions dans l’accompagnement des patients, et travaille davantage en partenariat avec les structures du secteur médico-social (CAARUD, CSAPA, Centres d’hébergement, etc.), afin de garantir aux usagers une cohérence dans leur parcours de soin.
« des résistances à adopter la posture de la RdRD… »
Les échanges menés par notre équipe de liaison avec les divers professionnels de l’hôpital ont mis en évidence des résistances à adopter la posture de la RdRD, explicitées par la méconnaissance des problématiques rencontrées par les usagers, de l’éthique qui soutient la philosophie de la RdRD, et l’interdiction de consommer des substances au sein de l’hôpital. Ainsi, l’intégration de la RdRD dans le dispositif de soin ne peut se faire sans envisager au préalable une formation élargie puis un accompagnement spécifique des soignants, ainsi que l’adaptation globale de l’institution, afin de fournir à tous un cadre d’intervention homogène et sécurisant.
Enfin, dans l’histoire de la RdRD, nous rappellerons que ce sont ses acteurs qui ont contribué à l’évolution du cadre législatif. Partant de ce fait, pouvons-nous espérer qu’un jour, l’hôpital soit considéré comme un espace où l’usage légal de substances psychoactives y est accepté ?
Bibliographie
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