Depuis la mise en œuvre des traitements de substitution à base de méthadone, la question des interactions médicamenteuses s’est imposée très régulièrement et a fait l’objet d’une littérature très abondante. En effet, les comorbidités fréquentes chez nos patients, psychiatriques d’une part et infectieuses d’autre part, amènent les cliniciens à prescrire de nombreux médicaments (psychotropes, antirétroviraux pour le VIH et médicaments anti-VHC, antituberculeux, traitements des co-dépendances, analgésiques morphiniques…) et les pharmaciens à les délivrer. Pour les antirétroviraux et les médicaments d’autres classes, les usagers de drogues opiacées sont souvent exclus de l’évaluation clinique avant l’AMM (par crainte que ces derniers ne ‘plombent’ les résultats des études) et, de ce fait, les interactions sont ‘découvertes’ lors de la pratique clinique. Ces interactions médicamenteuses peuvent avoir un impact important sur le traitement par la méthadone pouvant aller jusqu’à son arrêt.
L’objectif de cet article, sans rechercher l’exhaustivité, est de revenir sur les mécanismes impliqués et leurs conséquences en pratique courante. Plutôt que de réaliser un catalogue des nombreux médicaments pouvant interagir avec la méthadone, nous avons fait le choix d’apporter des informations d’ordre général et de mentionner un nombre restreint de classes thérapeutiques ou de molécules, parmi les plus couramment utilisées. Pour une liste plus complète des interactions médicamenteuses, il suffit de se reporter au RCP des spécialités à base de méthadone disponible auprès de la firme qui les commercialise.
Pour plus de simplicité, nous avons distingué quatre catégories d’interactions :
- Les interactions par opposition d’effets agoniste et antagoniste
- Les interactions entrainant un allongement de l’intervalle QT
- Les interactions par induction/inhibition enzymatique
- Les interactions par majoration de l’effet dépresseur respiratoire
Pour chacune de ces catégories, nous avons réalisé une brève description des mécanismes mis en œuvre et mentionné leurs implications potentielles sur le suivi des patients. La connaissance des différents effets est importante pour les cliniciens et contribue à une bonne information des patients sous méthadone, à la minimisation des conduites à risque (alcoolisation par exemple) et à l’usage du traitement dans des conditions de sécurité optimales.
En complément, il est important d’ajouter que les données de cet article se placent dans le cadre d’un travail en réseau, indispensable à une transmission d’information efficace entre professionnels de santé impliqués dans le soin aux usagers de drogues (équipes infirmières, éducatives, médecins…).
Dispensateur du traitement, le pharmacien d’officine occupe à ce titre une place essentielle dans la prévention des risques liés aux interactions médicamenteuses, d’autant que les prescripteurs peuvent être plusieurs et ignorer parfois la totalité des médicaments prescrits.
Pour une information plus détaillée (médicaments concernés, recommandations officielles…), on peut également se référer au guide édité chaque année par la revue PRESCRIRE « Éviter les effets indésirables par interactions médicamenteuses – Comprendre et décider » ou encore au référentiel national des interactions médicamenteuses mis en ligne sur le site de l’ANSM .
Interactions par opposition d’effets d’agoniste et antagoniste
La méthadone, en tant qu’opiacé agoniste pur, agit en se fixant directement sur les récepteurs aux opiacés µ. A l’inverse, il existe d’autres molécules, qui agissent en bloquant ces mêmes récepteurs. Leur association à la méthadone peut entrainer une diminution de l’efficacité du traitement et peuvent conduire à la précipitation d’un syndrome de sevrage sévère, par phénomène de compétition sur les récepteurs. Pour cette raison, l’association de la méthadone avec un antagoniste opiacé est formellement contre-indiquée (naltrexone – Révia® et ses génériques, nalméfène – Selincro® ou encore, en milieu hospitalier, les spécialités à base de nalbuphine – Nubain®).
Concernant la buprénorphine, agoniste partiel sur les récepteurs µ (et antagoniste des récepteurs kappa), son association est contre-indiquée et sa prescription à faible distance (dans le cadre d’un relais de l’un par l’autre), doit faire l’objet de précautions d’emploi :
- Changement de la BHD à la méthadone : dans sa mise au point sur la BHD publiée en octobre 2011 , l’ANSM rappelle que l’administration de méthadone chez un patient sous BHD n’entraîne pas de syndrome de sevrage. Il est recommandé de laisser un intervalle libre d’au moins 12 heures ou l’attente de l’apparition des premiers signes de sevrage suite à la dernière prise de buprénorphine avant la première prise de méthadone. Mais en pratique, la buprénorphine a une très longue durée de fixation sur les récepteurs et une mise en place trop rapide de la méthadone peut être sans effet, les récepteurs étant occupés par une molécule (la buprénorphine) ayant plus d’affinité. Il est plus courant d’attendre 24 heures (voire plus) après la dernière prise de buprénorphine pour voir apparaitre des signes objectifs du manque et mettre en place un traitement par la méthadone.
- Changement de méthadone vers la BHD : Cette transition est également délicate à réaliser. L’administration trop précoce de buprénorphine chez un patient traité par méthadone peut provoquer l’apparition d’un important syndrome de sevrage. En cas de passage de la méthadone à la BHD, il est nécessaire de réduire au préalable la méthadone à la dose la plus faible possible (30 mg selon le RCP de Suboxone®, dernière forme de buprénorphine haut dosage commercialisée) et d’attendre au moins 48 heures après la dernière prise de méthadone dont la demi-vie dépasse souvent 24 heures. Là aussi, l’apparition de signes objectifs de sevrage est un moment-clef à partir duquel on peut initier le traitement.
Dans les 2 cas, la participation du patient est essentielle à la réussite du changement de traitement. Le changement de traitement est souvent anxiogène pour lui (pour le médecin aussi parfois !) et le soulagement des signes de manque est d’autant plus efficace et rapide qu’ils sont objectivement apparus.
Interactions entrainant un allongement de l’intervalle QT
Au même titre que de nombreux autres médicaments, la méthadone est connue pour allonger l’intervalle QT (quelques millisecondes si l’on en croit la littérature la plus pertinente). Cet allongement peut dans certains cas entrainer une arythmie et une torsade de pointe. Le risque, faible en monothérapie avec la méthadone, s’accroit en cas d’association de plusieurs facteurs (antécédents personnels ou familiaux, interactions avec d’autres traitements…), dont le plus important est sans conteste l’hypokaliémie. Pour ces raisons, l’association de deux médicaments allongeant l’intervalle QT est généralement contre-indiquée. Néanmoins, dans son référentiel, l’agence du médicament rappelle qu’en raison de son caractère incontournable, la méthadone fait exception à la règle.
Plusieurs classes pharmacologiques sont détaillées dans le RCP des spécialités à base méthadone AP-HP, parmi lesquelles des neuroleptiques, des antiarythmiques, des macrolides… et tous les médicaments qui augmentent les taux plasmatiques de méthadone.
A noter que depuis 2014, la co-prescription des anti-dépresseurs citalopram et escitalopram (Seroplex et Seropram) est contre-indiquée pour le risque cumulé d’allongement de l’espace QT, avec la méthadone comme avec tout autre médicament allongeant le QT.
L’utilisation de certaines substances ou médicaments est elle-aussi à risque potentiel d’allonger l’espace QT:
- Les laxatifs qui ont pour conséquence d’entrainer une perte de potassium et donc potentiellement une hypokaliémie.
- Certains diurétiques, dits hypokaliémiants, engendrant une perte urinaire en potassium.
- L’alcool, la cocaïne et la méthamphétamine qui perturbent l’intervalle QT.
Récemment, une revue de la littérature effectuée par la Cochrane (organisme indépendant des firmes) confirmait l’inutilité d’un suivi ECG préalable et au cours du traitement en l’absence des facteurs de risques pré-cités (médicaments co-prescrits, hypokaliémie, posologie supérieure à 120 mg/jour) .
Interactions par induction/inhibition enzymatiques
La durée d’action de la méthadone dépend de la vitesse avec laquelle la molécule est éliminée par l’organisme. Cette élimination se réalise au niveau du foie par des enzymes, les cytochromes (CYP), dont il existe plusieurs types. Il est possible de distinguer :
- Une voie d’élimination principale : surtout le CYP 3A4, au deuxième plan le 2B6 ;
- Une voie d’élimination mineure/secondaire : avec les CYP 1A2, 2C19, 2D6…
Les interactions se réalisent selon deux mécanismes :
- Induction enzymatique : certaines substances vont entrainer une élimination plus rapide de la méthadone, une diminution de sa concentration dans l’organisme et de sa durée d’action. Les médicaments les plus couramment rencontrés sont des antirétroviraux, les antituberculeux, mais aussi certains aliments tels que le brocoli, le choux (selon des voies d’élimination mineures), ou encore le goudron présent dans la fumée de cigarette (voir la brève à ce sujet dans le Flyer 50). L’induction est progressive et atteint son maximum en 10 à 15 jours. De la même façon, cet effet disparaît progressivement à l’arrêt de l’inducteur.
- Inhibition enzymatique : certains traitements peuvent entrainer une diminution plus lente de la méthadone, une augmentation de sa concentration et de ses effets. Peuvent être mentionnés des antidépresseurs, des antifongiques, des antirétroviraux ou encore la réglisse et le jus de pamplemousse (pour ce dernier, il n’a pas été relevé d’impact clinique significatif)… L’inhibition, à l’inverse de l’induction, est rapide dans sa mise en place et dans son arrêt. Elle survient en quelques jours.
En pratique, la connaissance des phénomènes d’interaction enzymatique doit permettre d’anticiper les adaptations de traitement : réduction ou augmentation de la posologie, fractionnement des prises… pour éviter surdosage ou signes de manque.
L’état de santé global du patient, le niveau de tolérance, l’existence de variations interindividuelles sont autant de paramètres influençant le traitement par la méthadone. Pour ces différentes raisons, la prise en compte des effets d’induction ou d’inhibition enzymatique passe par une surveillance clinique au moment du changement des co-prescriptions et dans les jours/semaines qui suivent. Il est également important d’informer les patients sur de potentielles différences en termes de ressentis ou d’effets secondaires.
Pour plus d’informations sur les phénomènes d’induction/d’inhibition enzymatique, se référer au document mis en ligne par le centre d’informations thérapeutique et de pharmacovigilance des Hôpitaux Universitaire de Genève qui apporte une information complète sous forme de tableau .
Cas particulier – Le traitement de l’hépatite C
- Le bocéprévir est un puissant inducteur du CYP 3A4 et peut diminuer ou écourter l’effet de la méthadone ;
- Le télaprévir, quant à lui, interfère avec l’intervalle QT et incite à la vigilance en présence de facteurs de risque (hypokaliémie…)
Dans les deux cas, un monitoring clinique les premiers jours peut rendre nécessaire une adaptation du traitement par la méthadone ou des autres médicaments associés.
Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que les interférons, immuno-modulateurs, utilisés dans le traitement du VHC, ont pour effet secondaire fréquent, outre leur effet inhibiteur enzymatique, un syndrome pseudo-grippal. Ce dernier peut être attribué à des signes de manque ou à une perte d’efficacité du traitement de substitution. L’accompagnement de cet effet indésirable doit faire l’objet d’une proposition de soin adaptée, avec par exemple la prescription de paracétamol permettant de diminuer la symptomatologie.
Enfin, concernant les inhibiteurs d’action directe (les nouveaux traitements de l’hépatite C), la question des interactions reste pleinement ouverte :
- Pour le sofosbuvir, qui n’emprunte pas de voie métabolique commune avec la méthadone, il ne devrait pas y avoir, a priori, d’interactions pharmacocinétiques.
- Le siméprévir et le daclatasvir, tout comme la méthadone, empruntent le CYP 3A4. On ne peut affirmer pour l’heure qu’il y aura interactions médicamenteuses ou si ces interactions auront un impact clinique significatif.
Les usagers de drogues n’ont pas été inclus dans les essais cliniques de ces nouveaux médicaments, et à l’heure où nous écrivons ces lignes, la pharmacovigilance n’a remonté aucun signalement concernant l’association méthadone et nouveaux traitements de l’hépatite C.
Association avec un dépresseur respiratoire
La dernière catégorie d’interaction survient lors de l’addition des effets dépresseurs respiratoire de certains médicaments à ceux de la méthadone, pouvant conduire à une overdose.
Parmi les substances les plus couramment mentionnées, on retrouve :
- Les benzodiazépines (BZD)
- Certains antitussifs (morphine-like : pholcodine, dextrométhorphane…)
- Les antalgiques morphiniques de palier 3
- L’alcool, dont la consommation est généralement la règle dans un contexte de poly-addiction.
En pratique, ces différentes classes de médicaments ne constituent pas de contre-indication. La prescription de BZD peut être nécessaire chez un usager de drogues pour corriger l’anxiété par exemple ou dans le cas d’une dépendance. Il peut être nécessaire d’employer des antalgiques de pallier 3 en cas de douleurs intenses.
Une attention particulière doit cependant être apportée, surtout dans un contexte de mésusage ou de multiplication des facteurs de risque (association de méthadone, d’alcool et de BZD par exemple).
L’adaptation du traitement (modification de la posologie ou fractionnement des prises) est une possibilité qui doit rester compatible avec le bien-être du patient. La prévention du risque d’overdose passe aussi par une information des usagers sur les facteurs de risque et sur la conduite à tenir en cas de survenue d’une overdose.
Cas particulier – La prise en charge de la douleur chez les usagers de drogues dépendants des opiacés
Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas de contre-indication à l’association de la méthadone avec un antalgique de palier 3 (morphine, fentanyl, oxycodone et autres opiacés). L’association à la codéine ou au tramadol n’est pas non plus contre-indiquée, même si leur efficacité sera grandement diminuée du fait d’une compétition avec la méthadone sur les récepteurs opiacés.
En pratique, il existe différents protocoles pour la prise en soin des douleurs intenses chez les patients sous méthadone. Ceux-ci ont été publiés dans un article du Dr Pascale Jolly, dans le Flyer n°6 :
- Poursuite de la méthadone à la posologie efficace dans la dépendance aux opiacés et association d’un antalgique opiacé fort d’action rapide, préférentiellement de la morphine, par l’intermédiaire d’une titration classique.
- Prescription de la méthadone seule pour son potentiel analgésique et substitutif, selon un schéma plus proche de sa prescription en tant qu’analgésique (3 prises par jour).
En conclusion
Comme énoncé en introduction, l’objectif de cet article n’est pas de faire un listing complet des interactions médicamenteuses avec la méthadone. Bien qu’il existe peu d’associations contre-indiquées, la connaissance des différents mécanismes d’interaction est un préalable essentiel à une meilleure information des patients et à une adaptation du traitement dans des conditions de sécurité optimale : prévention du risque d’overdose, des associations dangereuses, des conduites à risque…
Les interactions ne s’opèrent pas de façon simple : elles se font selon plusieurs mécanismes à la fois, selon des modes complexes et de manière variable entre individus ou pour un même individu au cours du temps. L’alcool peut par exemple se révéler tour à tour inhibiteur et inducteur enzymatique (selon le mode de consommation, aigu ou chronique), dépresseur du système respiratoire et avec un potentiel d’allongement de l’intervalle QT.
Si un médicament nouveau – ou dont on ne connait pas la nature de l’interaction – doit être prescrit, il est bon de chercher à connaître les voies métaboliques qu’il emprunte. Si elles sont communes avec la méthadone, (3A4, 2B6, 1A2…), la vigilance doit être accrue et le suivi clinique renforcé.
En pratique, des règles de bon usage existent et s’articulent dans le cadre d’un travail en réseau, associant équipes du champ spécialisé (éducateurs, infirmièr(e)s, médecins de centre) et professionnels en ville (médecins et surtout pharmaciens !). Enfin, la recommandation majeure est sans conteste d’adapter le traitement sur la base de l’évaluation clinique et des symptômes relatés par le patient .
Un document particulièrement bien fait, même si sa mise à jour date de 2005, est disponible sur internet en format pdf. Pour le trouver, il suffit d’entrer « Atforum Drug Interactions » sur votre moteur de recherche.
Notes
- (1) La Revue Prescrire. Éviter les effets indésirables par interactions médicamenteuses – Comprendre et décider. Edition 2013. Décembre 2012. Tome 32 N°350 (Suppl. Interactions médicamenteuses).
- (2) ANSM. Référentiel national des interactions médicamenteuses. Juillet 2013.
- (3) ANSM. Initiation et suivi du traitement substitutif de la pharmacodépendance majeure aux opiacés par buprénorphine haut dosage. Octobre 2011.
- (4) Pani PP, Trogu E, Maremmani I, Pacini M. QTc interval screening for cardiac risk in methadone treatment of opioid dependence. Cochrane Database of Systematic Reviews 2013, Issue 6. Art. No.: CD008939. DOI: 10.1002/14651858.CD008939.pub2.
- (5) Centre d’information thérapeutique et de pharmacovigilance. Interactions Médicamenteuses, Cytochromes P450 Et P-GLYCOPROTEINE (Pgp). Juin 2012. http://pharmacoclin.hug-ge.ch/_library/pdf/cytp450pgp.pdf
- (6) Gerbaud C., Caer Y. Instauration et adaptation de la posologie de méthadone. Flyer 49. Décembre 2012.