Notre équipe considère la rétine comme un modèle in vivo de neurotransmission chez l’humain. La rétine humaine est une extension développementale du système nerveux central et un site facile à explorer qui fonctionne selon des modalités de neurotransmission proches de celles du cerveau. Elle peut ainsi permettre de modéliser l’impact sur la neurotransmission de certains facteurs extérieurs, comme par exemple l’usage de cannabis. Cette question est importante, car si on sait que l’usage de cannabis peut avoir un impact sur diverses fonctions cognitives chez l’humain, on comprend encore mal les mécanismes de ces altérations. Par ailleurs, plusieurs études chez l’animal ont démontré que des récepteurs CB1 étaient présents au niveau de la rétine, ainsi que leur ligand naturel, et que la perturbation du système endocannabinoïde pouvait avoir des conséquences sur le fonctionnement rétinien.
Cette étude, publiée en début d’année dans le Jama Ophtalmology, ’intéresse tout particulièrement au fonctionnement des cellules ganglionnaires. Cette couche cellulaire est la dernière étape du traitement visuel rétinien, et la plus intégrée. Cette couche cellulaire est aussi celle qui permet le meilleur rapport signal/bruit, lors de la mesure du fonctionnement rétinien. Elle implique particulièrement la neurotransmission glutamatergique qui peut être perturbée par l’usage de cannabis. L’hypothèse principale est que la perturbation de la neurotransmission glutamatergique par l’usage régulier de cannabis pourrait perturber le fonctionnement des cellules ganglionnaires. Dans ce but, nous avons mesuré le fonctionnement des cellules ganglionnaires par une procédure standard d’électrorétinogramme pattern (PERG) chez des usagers réguliers de cannabis en comparaison à des témoins n’ayant pas d’usage de cannabis.
Pour ce faire, nous avons recruté 28 usagers réguliers de cannabis, consommant au moins 7 fois du cannabis par semaine, et 24 contrôles n’ayant pas d’usage de cannabis. Cette étude s’inscrit dans le programme de recherche CAUSA MAP financé par l’ANR et la MILDECA, dont le but est de mesurer systématiquement l’impact de l’usage régulier du cannabis sur chaque étape du traitement visuel. Tous les volontaires devaient être âgé entre 18 et 35 ans. Ils ne devaient pas souffrir d’une maladie psychiatrique évolutive et n’avaient pas de problème ophtalmologique. La consommation de cannabis était authentifiée par un dosage urinaire des métabolites du THC.
Nous avons effectué les mesures de PERG au moyen d’un système clinique utilisé en pratique courante en ophtalmologie (MonPackOne, Metrovision, France). La procédure de mesure respectait les normes de la Société Internationale d’Electrophysiologie Clinique de la Vision (ISCEV) : nous avons projeté des damiers réversibles noirs et blancs de taille, contraste, luminance et fréquence de scintillement contrôlés. Pendant ce temps, le signal électrophysiologique rétinien était recueilli à l’aide d’électrodes placées dans le cul de sac conjonctival. Dans un tracé ERG typique, on retrouve habituellement deux composantes principales : l’onde P50 et l’onde N 95. La mesure de l’amplitude et de la latence de l’onde N95 permettent classiquement de mesurer respectivement l’intégrité anatomique et le fonctionnement des cellules ganglionnaires.
Les volontaires recrutés avaient en moyenne 22 ans chez les usagers de cannabis et 24 ans chez les volontaires sains. Les deux groupes différaient en matière de niveau d’éducation et de niveau d’usage de l’alcool, avec un groupe d’usagers de cannabis ayant un plus haut niveau d’usage de l’alcool. Les usagers de cannabis consommaient en moyenne 20 joints par semaine.
S’il n’existait pas de différence entre les groupes en ce qui concerne l’amplitude de l’onde N95, nous avons en revanche retrouvé une nette augmentation de la latence de l’onde N95 chez les usagers réguliers de cannabis par rapport aux volontaires non usagers (médianes à respectivement 98,6 ms et 88,4 ms). La régression logistique portant sur la latence de l’onde N95 et incluant les années d’éducation ainsi que le niveau d’usage de l’alcool confirmait ce résultat et éliminait un effet du niveau d’études ou de l’usage de l’alcool. Au vu de l’amplitude de la différence entre les deux groupes, l’exploration de ce résultat par une courbe ROC montrait qu’un seuil de latence de l’onde N95 de 91,13ms permettait de reclasser les sujets dans leur groupe respectif avec une sensibilité de 78,6% et une spécificité de 75%.
Il s’agit à notre connaissance de la première étude scientifique mesurant l’impact des consommations régulière de cannabis sur le fonctionnement rétinien. Nous avons retrouvé une nette augmentation de l’amplitude de l’onde N95 chez les usagers réguliers de cannabis, témoignant d’une altération du fonctionnement des cellules ganglionnaires sou l’effet du cannabis. Cette étude est basée sur des résultats préliminaires : nous devons maintenant vérifier avec des effectifs plus importants si d’autres couches rétiniennes sont touchées et si cette altération a des répercussions sur la suite du traitement visuel. Enfin, des études ultérieures devront mesurer si cet effet est permanent ou réversible à l’arrêt des consommations. La grande amplitude de cet effet du cannabis (environ 10ms de différence entre les deux groupes, soit 10% du temps de traitement) en fait en tous cas un candidat potentiel comme marqueur de l’impact des consommations régulières de cannabis sur le système nerveux central.
January 2017. Association Between Regular Cannabis Use and Ganglion Cell Dysfunction. Thomas Schwitzer, MD1,2,3; Raymund Schwan, MD, PhD1,2,4; Eliane Albuisson, MD, PhD