La question de l’accompagnement des usagers dépendants des opiacés par les médecins généralistes (MG) n’est pas anodine, puisque 97 % des médicaments de substitution (MSO) sont prescrits par ceux-ci (enquête TREND/OFDT mai 2009).
Nous savons, par ailleurs, notamment depuis la conférence de consensus organisée par l’ANAES en 2004 (stratégies thérapeutiques pour les personnes dépendantes des opiacés : place des traitements de substitution), que les traitements de substitution (TSO) diminuent de manière significative la mortalité et la morbidité des personnes dépendantes des opiacés. La question de la pertinence et de l’efficacité de ces thérapeutiques ne se pose donc plus dans son principe.
Ceci posé, de nouveaux problèmes surgissent et qui devraient être pris en considération pour mieux définir l’accompagnement.
Ils sont liés à :
- l’inégale disponibilité des MSO et des prescripteurs,
- la question de la durée et de la fin des traitements qui entraîne la nécessité de définir les caractéristiques de la guérison et plus loin de la normalité,
- l’isolement du MG, la faiblesse des moyens qui lui sont accordés pour accomplir sa tâche et le manque d’organisation capable de le représenter d’une part au niveau des pouvoirs publics et d’autre part au niveau des instances professionnelles en addictologie, par exemple au niveau de la FFA (Fédération Française d’Addictologie).
Cependant, ce manifeste n’a pas pour objectif de discuter de la politique de la substitution ou de définir un référentiel de bonnes pratiques professionnelles à destination des MG ou encore de débattre des différentes hypothèses étiologiques.
Il souhaite se limiter à la réflexion sur les pré-requis permettant à la personne du MG d’être en relation avec la personne accompagnée, en dehors de toutes considérations, morale, technique ou politique.
Il nous apparaît que la référence humaniste peut constituer une approche féconde. La description de ce regard particulier porté sur la personne et ses conséquences possibles sur la relation thérapeutique nous permettra d’ouvrir d’autres questions puis de proposer quelques pistes de réflexion et donc de débat.
Ce travail d’écriture est une expérience de co-écriture. Un texte “martyr” a été proposé puis a été débattu, corrigé et enfin approuvé par l’ensemble des personnes signataires.
Cette réflexion est généralisable à tout le champ addictologique.
I. Le regard humaniste
A. Sur la personne (Dave Mearns et Brian Thorne selon J.Bozarth, B.T. Brodley et A. Zucconi)
- (1) Chaque individu détient en lui-même les ressources nécessaires à son épanouissement.
- (2) Lorsqu’un thérapeute offre les conditions de base de congruence, d’un regard positif inconditionnel et d’empathie, un mouvement thérapeutique a lieu.
- (3) La nature humaine est intrinsèquement constructive.
- (4) La nature humaine est intrinsèquement sociale.
- (5) L’estime de soi est un besoin humain fondamental.
- (6) Les personnes sont motivées pour rechercher la vérité.
- (7) Les perceptions déterminent l’expérience et le comportement.
- (8) La personne devrait être la référence première de toute action d’aide.
- (9) Les personnes devraient être considérées dans leur totalité et dans un processus de devenir.
- (10) On doit considérer que les personnes font de leur mieux pour s’épanouir et pour se protéger compte tenu des circonstances intérieures et extérieures du moment.
- (11) Il est important de chercher à partager le pouvoir et de se garder d’exercer l’autorité ou le contrôle sur les autres.
B. Sur la relation thérapeutique
Ces huit propositions sont une fidèle transposition, pour le soin, de celles émises par Carl Rogers pour une politique éducative (L’approche centrée sur la personne, C. Rogers, éditions Randin, 2001). Les termes de « enseignant, leader » et « élève » ont été remplacés respectivement par « personne soignante » et « personne soignée » ; les termes de « apprentissage, processus d’apprentissage » ont été remplacés par « processus de soin ».
- (1) La personne soignante est suffisamment sûre d’elle et de sa relation aux autres pour faire une entière confiance à leur capacité de pensée et de réalisation autonome de leur processus de soin.
- (2) La personne soignante partage avec la personne soignée la responsabilité du processus de soin.
- (3) La personne soignante fournit des aides, de nature personnelle, à l’élaboration du processus de soin.
- (4) La personne soignée développe son propre processus de soin.
- (5) Il s’instaure un climat favorable au processus de soin.
- (6) L’accent est mis sur le processus de soin et non pas sur ses objectifs.
- (7) L’autodiscipline est identifiée par la personne soignée comme étant de sa responsabilité et se substitue à la contrainte extrinsèque. Elle est la condition du succès de ses objectifs.
- (8) La personne soignée est l’évaluateur privilégié de ses propres acquis, tant quantitatifs que qualitatifs.
Ce climat, favorable au développement de l’individu, permet un processus dont la profondeur, la rapidité et la diffusion à la vie et à la conduite de la personne soignée l’emportent sur une relation thérapeutique traditionnelle.
II. Discussion sur la personne du MG en tant qu’accompagnant dans le processus de soin
A. Un médecin de la globalité
Le médecin généraliste est celui qui, par définition, s’intéresse à la globalité de la personne.
Toutefois, des pratiques variées coexistent. Certains usagers distinguent le médecin « accompagnant » dans le soin de leur opiodépendance du médecin traitant (MT) qui peut parfois tout ignorer de la problématique addictive. D’autres patients choisissent, à l’occasion de leur demande d’aide pour leur dépendance, un nouveau MT qui sera aussi le prescripteur de MSO.
Enfin, le MT peut se dessaisir, sciemment, de la question de la dépendance qu’il délègue en quelque sorte à un confrère MG censé être plus « spécialisé ». La question du MG limitant son champ d’intervention aux TSO est posée en même temps, évidemment, que sa qualité de médecin de la globalité.
Le regard du MG sur la globalité de la personne et ses connaissances en médecine somatique peuvent lui permettre d’aider la personne à intégrer progressivement ses différentes pathologies dans un projet de soin global et à identifier et accepter la maladie du corps. Nous savons tous l’énergie qu’il faut souvent dépenser pour motiver un patient à investiguer son corps, soigner sa dentition ou son hépatite C. Il le fait, en général, quand cela commence à prendre un sens pour lui.
Et dans l’ordre de ses priorités.
Ainsi, le MG est le médecin de la synthèse bio-psycho-socio-environnementale. Il effectue cette synthèse à chacune de ses interventions, plaçant le somatique dans un tissu de significations psychologiques qu’il peut proposer à la personne et plaçant la parole de la personne dans son contexte biologique, environnemental et social.
B. Un médecin qui accueille
Le MG, tant par souci éthique que dans un but d’efficacité thérapeutique, se doit d’être authentique dans sa relation avec la personne et notamment lui faire part de son ressenti, si cela peut aider la personne, en se gardant de le justifier par des bases scientifiques et après avoir vérifié qu’il ne s’agit pas de projections personnelles. Il doit être prêt à remettre en cause ses propres convictions à partir de ce que lui apprennent les personnes, pour progresser dans son savoir et son savoir-faire professionnel. Cette attitude rejoint l’approche expérientielle qui laisse une large place, dans le processus de changement, à l’expérience propre du sujet. Cette attitude du MG peut, évidemment, être confortée par un travail d’investigation psychique personnel.
C. Un médecin de l’altérité
Si nous avons bien conscience que la personne qui nous fait face est angoissée et qu’elle a une mésestime de soi, la meilleure attitude à lui proposer est, pour le moins, de ne pas alourdir ses tourments existentiels.
La situation stressante, par essence, est celle où le MG ne fait pas confiance, n’écoute pas, renvoie une suspicion permanente et prend le pouvoir dans la relation. Aucun espace de négociation n’est alors envisagé, aucune possibilité n’est offerte à la personne de pouvoir vivre une expérience désirée et se confronter ainsi à la réalité. Nous savons que le soin est aussi synonyme de pédagogie : “faire avec” et non pas “faire pour”.
Dans le même esprit, la relation thérapeutique à privilégier est celle qui laisse place à la maturation spontanée et donc à l’auto-développement pour la personne.
D. Un médecin qui considère la personne comme sujet
Prendre en compte la personne qui nous fait face et affirmer son statut d’autonomie.
Si nous lui faisons confiance et que nous sommes convaincus qu’en elle réside un principe d’autoguérison, alors notre travail principal consiste à prendre en compte son statut de sujet : active, autonome, essentiellement mue par des forces internes, spectatrice et actrice de sa propre conscience.
En général, le médecin généraliste est le premier soignant que voit la personne. Nous soutenons l’idée que ce contact est déterminant dans l’évolution de la personne. Le regard porté sur elle est celui d’une personne vers une autre personne. La relation thérapeutique proposée est alors une maïeutique, une relation qui permet d’aider la personne à formaliser et accoucher ses propres pensées.
Dans ce contexte, une connaissance de l’addictologie, de la psychiatrie et de la toxicologie nous paraît utile à posséder. Elle permettra au MG de dépister les situations qui le dépassent et requièrent l’intervention du spécialiste.
E. Un médecin de l’Aide psychique
Une telle définition du rôle du médecin généraliste ne peut se concevoir qu’avec un regard particulier qui dépasse largement la technique de l’entretien motivationnel qui est essentiellement opératoire. Les grandes études validées comparant l’efficacité des différentes techniques psychothérapiques classiques ne montrent pas de profondes différences. Par contre, l’efficacité d’une exploration semble être étroitement corrélée avec la qualité d’accueil et d’empathie manifestée par le thérapeute.
Ces caractéristiques sont celles d’une personne et non d’une technique. Même sans prétendre à une action psychothérapeutique, la relation entre le médecin généraliste et la personne engendre des effets thérapeutiques en la consolidant sous forme d’une alliance thérapeutique.
La pratique profonde et sincère de l’empathie, du regard positif inconditionnel et de l’authenticité peut s’apprendre et surtout se vivre, même en délaissant les théories explicatives des pratiques psychothérapeutiques qui utilisent préférentiellement ces attitudes et qui font partie de la famille dite “humaniste”. L’une d’entre elles utilise exclusivement ces attitudes à des fins aidantes : il s’agit de l’Approche Centrée sur la Personne (ACP). Elle n’est pas une approche anatomique ou physiologique de la psyché mais une approche purement phénoménologique (quasiment clinique) des produits de la conscience que sont les émotions, les sentiments et les pensées.
F. Un médecin… généraliste !
L’attitude décrite ne signifie pas que le MG doive se transformer en psychothérapeute. L’expérience montre que dans un temps de consultation adapté à la disponibilité du MG et au besoin de la personne, une attitude d’ouverture et d’écoute est pleinement thérapeutique. Il s’agit de l’aide et du soutien psychologique que tout professionnel de la relation – MG, IDE, éducateur, AS – doit pouvoir mettre en oeuvre.
Ce soutien apporté par le MG lors de consultations répétées périodiquement est essentiel car il permet à la personne de s’inscrire dans un processus de soin où il peut redevenir sujet et s’investir dans la prise en charge de sa pharmacodépendance et de ses problèmes somatiques.
Enfin, le regard porté (la confiance dans la possibilité qu’a la personne de devenir sujet), la rigueur (exactitude) et la fermeté (détermination, énergie) du cadre thérapeutique qui est là pour protéger et non pour punir mais aussi une communication non violente permettent, très simplement, en cas d’échec, de dédramatiser la situation sans construire de rupture.
III. Pour une approche humaniste de la pratique en réseau
Un réseau d’addictologie est composé de partenaires médico-psycho-sociaux et doit s’ouvrir, autant qu’il est possible, à des représentants d’usagers, au sein des instances décisionnelles. Il doit être centré sur les personnes. Il s’agit donc de ne pas plaquer des interventions inadaptées ou inutiles mais de travailler en réseau avec tous les professionnels impliqués dans un projet de soin précis pour une personne donnée.
Ainsi, ce réseau doit être au service des UD et des professionnels, avec pour seul objectif le bienêtre des uns et des autres. Tout usager du réseau, qu’il soit professionnel ou UD, devient alors membre de celui-ci et doit honorer ses devoirs (évaluation, actions à mener, etc.) en contrepartie des droits (services du réseau et droit à la parole) liés à son adhésion.
Nous pensons que l’établissement d’une relation « vraie » devrait être au centre des objectifs d’un réseau et devrait se caractériser pas :
- une communication non violente entre les membres du réseau,
- la mise en place d’espaces permettant aux professionnels de réfléchir sur l’implication de leur personne dans la relation qu’ils entretiennent avec leurs patients et leurs collègues : régulation, intervision, supervision, analyse de pratique, etc.
En conclusion…
Nous avons tenté de faire prévaloir l’idée qu’un regard humaniste, apporté dans la relation thérapeutique, peut être considéré comme la base de l’accompagnement des UD en TSO. La mise en place d’une alliance thérapeutique conditionne la possibilité du patient d’entrer dans un processus de changement. Cette idée nous a entrainés à élargir notre réflexion autour de la pratique de réseau qui représente sans aucun doute le deuxième maillon de l’accompagnement.
Cette pratique et cette approche médicale dont nous avons essayé de dessiner les contours ont besoin de relais pour trouver leur pleine efficience. Issues de nos pratiques individuelles et de nos qualités d’observateurs et d’expérimentateurs, ces approches ont besoin d’être enrichies, discutées, mais aussi enseignées à nos jeunes confrères ou futurs confrères.
La question est donc posée de l’existence d’une association de MG remplissant une fonction de rassemblement, de représentativité et d’approfondissement de pratiques médicales éparpillées mais souvent riches, innovantes, et imaginatives. Le débat est donc lancé, respectueux des formes d’intervention que nous avons tenté de décrire. Ne gaspillons pas cette chance que nous avons eu de le mener en polyphonie et sans préjuger des conclusions auxquelles il devra aboutir.
Commentaire de lecture adressé à la rédaction par le Dr Domique Lamy (médecin généraliste Alto-SSMG, Belgique)
Publié dans le Flyer n° 41 (Déc. 2010)
Le même constat peut être posé en Belgique, où la majorité des traitements de substitution sont le fait de médecins généralistes. Les budgets alloués sont inversement proportionnellement distribués aux centres qui accompagnent moins de 15 % des patients usagers.
La présence de médecins généralistes dans les instances de décisions est malheureusement faible et aussi peu considérée.
Mais à recentrer le débat sur l’humanité de notre travail commun (patient et médecin), il faut en dire l’apprentissage.
Quelle en est la place dans le cursus universitaire dédié à la médecine générale (et pourquoi pas à la médecine tout court) ?
Quelques heures d’information sur les drogues et les traitements de substitution ne permettent pas de maîtriser l’outil relationnel évoqué.
Une fois diplômés, les confrères intéressés pourront suivre des formations complémentaires, notamment celles de sociétés scientifiques (en Belgique, la SSMG, Société Scientifique de Médecine Générale, par le biais du réseau Alto, dispense des formations à destination des médecins généralistes, www.alto.ssmg.be).
Ces formations déclinées en mode dit de base, en formation continue et en intervision touchent un large public de première ligne, pharmaciens d’officine compris.
La formation de base comprend quatre grands volets :
- la première consultation,
- les comorbidités,
- la dimension psychologique et sociologique
- et le travail en réseau.
La moitié au moins de la formation touche donc à la dimension santé mentale.
La formation continue répondra aux questions ponctuelles des partenaires : alcool, cannabis, réseaux locaux, accueil aux urgences, parentalité … Autant de sujets déjà traités dans les différents groupes de proximité.
Reste à développer les outils des entretiens.
Au départ de l’entretien motivationnel, une certaine manière d’être et d’écouter est abordée dans l’une ou l’autre des intervisions régulièrement proposées.
En amont ou en aval de ce manifeste, la formation, c’est-à-dire les formations, est un outil apte à développer les différentes dimensions évoquées.
Déjà à faire se rencontrer différents acteurs duchamp des assuétudes, à les confronter à ladimension humaine mais aussi aux données desanté publique.
Sans oublier de « prendre soin de soi ».