L’actualité récente dans le domaine de la prise en charge des addictions nous alimente en recommandations et prises de positions d’Autorités de Santé, qui nécessiteraient selon nous un peu plus de cohérence. Les dernières informations sur des sujets apparemment très différents montrent en effet une absence totale de réflexion en amont.
Pour ne prendre que quelques exemples, citons pêlemêle quelques contradictions qui mises bout à bout génèrent quelques interrogations, sinon quelques étonnements :
La HAS, dans ses recommandations, incite les médecins généralistes à s’investir dans le dépistage et le traitement du tabagisme dans leurs cabinets (Recommandation de bonne pratique. Arrêt de la consommation de tabac : Du dépistage individuel au maintien de l’abstinence en premier recours, Octobre 2013). Cette prise en charge s’inscrit ouvertement dans une prise en charge globale incluant un suivi psychologique, voire social. Le fameux modèle bio-médico-psychosocial auquel on ne peut qu’adhérer.
Quelques semaines plus tard, l’avis de la Commission de Transparence sur la spécialité Sélincro (nalmefène) préconise une prise en charge en milieu spécialisé, soulignant la nécessité d’un suivi médico-psychosocial, apparemment impossible en médecine de ville cette fois, alors qu’il est attendu pour la prise en charge de la dépendance au tabac ! Notons au passage que la spécialité Révia (naltrexone), très proche de Selincro en termes de mode d’action voire de profil de sécurité, est prescrite depuis des années par des médecins généralistes, et le restera sûrement…
Deux poids, deux mesures pour 2 médicaments en tous points comparables.
Toujours dans le domaine de l’alcoolo-dépendance, le baclofene, probablement plus difficile à manier que les antagonistes opiacés (nalmefene et naltrexone) est dans l’attente d’une RTU puis très probablement d’une AMM, qui devrait confirmer la place prise (et encore à prendre ?) par la médecine de ville dans la prise en charge de patients alcoolo-dépendants.
Alors, pourquoi une prescription de Selincro en milieu spécialisé (pendant la première année, selon l’avis de la Commission de Transparence du 4 décembre 2013 !) et une prescription de baclofene en médecine de ville ? A moins que demain, on nous annonce pour le baclofene, une prescription réservée au milieu spécialisé ? Cette restriction serait alors difficile à mettre en application au regard du nombre de médecins généralistes impliqués de façon organisée (réseaux, formations…) dans le suivi de patients sous baclofene.
Depuis 1996, les médecins généralistes peuvent et sont incités à prendre en charge des patients dépendants aux opiacés, dans le cadre d’une prise en charge médico-psychosociale, à l’aide des médicaments de substitution opiacée (buprénorphine en primo-prescription, méthadone en relais d’un suivi en centre). On peut donc considérer que les Pouvoirs Publics ont admis ici que la prise en charge médico-psychosociale soit possible en ville, fut-elle a minima.
Le suivi médico-psychosocial serait, d’une part, possible et attendu des médecins de ville pour les fumeurs avec prescription de substitution nicotinique, voire de Champix et de Zyban en seconde intention, comme pour les substituts opiacés et, d’autre part, non ‘réalisable’ pour les alcoolo-dépendants traités avec Selincro… mais possible et attendu pour ceux qui auront du baclofene ou du Révia… On s’y perd un peu.
D’autant que dans les cartons de la MILDT et de la DGS, il y a le projet d’élargissement de la primo-prescription de méthadone par les médecins généralistes dans le cadre d’une prise en charge médico-psychosociale, peut-on supposer. Là aussi on sent une ‘légère’ distorsion entre d’une part ceux qui orientent les politiques de santé qui sont en faveur de la primo-prescription de méthadone en ville, et d’autres part ceux qui octroient les AMM et qui estiment que les médecins généralistes, décidément peu ‘fiables’ dans certains cas, ne peuvent pas mettre sous gélule de méthadone des patients ‘stabilisés’ qu’ils suivent déjà depuis de nombreuses années, ni des patients sous sirop de méthadone.
Et l’e-cig, que font les médecins ? Ils ne doivent pas s’opposer à ce que leurs patients recourent à ce dispositif, dixit la HAS. Mais doivent-ils assurer le suivi psychologique dans ce cas ou se contenter d’observer les tentatives d’arrêt ou de réduction de la consommation de tabac ? Certaines voix s’élèvent pour que l’e-cig rejoigne le groupe des substituts nicotiniques avec le monopole de la distribution en pharmacie et un statut de médicament, et pourquoi pas un jour, une prescription en milieu spécialisé…
Et si on compare ce qui est comparable en croisant cette fois la dépendance aux opiacés et celle à l’alcool. « Compte-tenu de la difficile…, et d’autre part de la nécessité d’un accompagnement psychosocial qui ne sera pas réalisable en pratique de ville par les médecins généralistes, la Commission recommande… » selon la HAS.
Donc les 100 000 patients sous Subutex et génériques ne sont pas pris en charge dans le cadre d’un accompagnement psychosocial (alors qu’il est clairement indiqué dans l’AMM) puisque celui-ci n’est pas ‘réalisable’ en pratique de ville. Pas plus que les 35 à 40 000 patients suivis en médecine de ville et sous méthadone.
Au total, c’est 140 000 patients sous MSO hors-AMM !? Ou alors, on s’est assis sur la prise en charge médico-psychosociale pour les uns (les toxicos) et pas pour les autres, les alcoolo-dépendants ? Enfin spécifiquement ceux sous Sélincro, qui auront obligation du suivi en milieu spécialisé, au moins pendant la première année !
Tout cela pose un ensemble de questions, à commencer par celles-ci :
Les médecins généralistes sont-ils ‘capables’ de mettre en place un suivi médico-psychosocial dans la prise en charge des addictions, quel que soit le produit dont sont dépendants les patients ?
Si ce n’est pas le cas, sont-ils considérés comme de simple prescripteurs, incapables d’aller au-delà de l’ordonnance recommandée par les autorités de santé ?
S’ils peuvent faire du suivi psychosocial (on admet ici que le suivi médical est au moins assuré !), est-ce valable pour toutes les addictions, ou pour tous les médicaments, ou est-ce à considérer addiction par addiction, médicament par médicament et pourquoi pas médecin par médecin ?
Nous n’avons même pas posé ici la question-clef : c’est quoi exactement un suivi médicopsychosocial ?
Y compris dans les structures spécialisées, il revêt des formes et des intensités variables selon l’endroit où la prise en soin est assurée. Idem pour les médecins de ville, difficile d’imaginer que les modalités de ce suivi soient comparables selon le médecin qui va les mettre en œuvre.
Dans le registre des termes mal définis, il en est de même de la fameuse ‘stabilisation’, nécessaire en théorie pour relayer un patient sous méthadone en médecine de ville ou pour lui permettre d’avoir accès aux gélules de méthadone. C’est une notion mal définie, à géométrie variable et qui permet tout et n’importe quoi, à moins que ce soit le but au nom de la diversité des pratiques. Si c’est le cas, disons-le clairement !
Si l’on souhaite vraiment impliquer les médecins généralistes dans la prise en charge en charge des addictions, notamment auprès des populations qui ne fréquentent pas le milieu spécialisé, il serait préférable que les différentes Autorités de Santé fassent preuve de cohérence et arrêtent l’alternance aléatoire de signaux de défiance ou de confiance à l’égard des MG qui, de surcroît, ne les incitent guère à réseauter avec le milieu spécialisé. Pas étonnant que MG France ait interpelé la Ministre de la Santé sur ce sujet (dépêche APM du 16 janvier 2014).
Ce communiqué a fait l’objet d’un envoi à nos abonnés gmail le 19 février 2014. Dans les jours qui ont suivi, d’autres réactions et informations se sont succédées.
Quelques jours plus tard, la newsletter EG-Zapping rédigée par le Dr Claude Bronner de Strasbourg : SELINCRO RÉSERVÉ La Commission de la Transparence cherche à tout prix à limiter le remboursement du Nalmefène (Selincro®) auquel elle n’a donné qu’un SMR modéré.
Dans un premier temps, en décembre, elle a proposé de limiter la prescription « pendant la première année de commercialisation, aux spécialistes en addictologie ou alcoologie, ou médecins des CSAPA, ou aux médecins des consultations d’addictologie hospitalières » au prétexte « de la nécessité d’un accompagnement psychosocial qui ne sera pas réalisable en pratique de ville par les médecins généralistes ». On n’a pas trouvé leur argumentaire scientifique pour valider cette affirmation parfaitement scandaleuse.
Dans un deuxième temps, elle vient avec le même prétexte de proposer de limiter le remboursement aux mêmes spécialités. Au lieu de se gargariser avec des arguments faux culs, la commission ferait mieux d’écrire « pour des raisons de coût et d’efficacité modérée, la commission recommande l’obligation d’un avis spécialisé qui servira de frein à la dépense » ! Ça aurait au moins le mérite d’être clair plutôt que de prétendre à de fallacieux arguments médicaux.
Le 26 février, une dépêche de l’APM titrait sur la position de Marisol Touraine : Alcoolodépendance : Selincro* sera aussi remboursé sur prescription d’un généraliste, affirme Marisol Touraine
Extraits de la dépêche :
La ministre répondait à une question posée par la députée Dominique Orliac (RRDP, Lot) lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale.
La Commission de la transparence (CT) de la Haute autorité de santé (HAS) a rendu un premier avis en décembre 2013 qui recommandait de restreindre la primo-prescription aux « spécialistes en addictologie, aux médecins des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) ou aux médecins des consultations d’addictologie hospitalières », poussant des représentants des médecins généralistes à interpeller la ministre des affaires sociales et de la santé…
Dans un avis modifié en date du 30 janvier, la CT a recommandé de restreindre le remboursement du nalméfène lorsqu’il était prescrit uniquement par ces spécialistes, semblant ainsi ouvrir la voie à une primo-prescription par les généralistes mais sans remboursement, ce qui a suscité des interrogations de la part de la Société française d’alcoologie (SFA).
Interrogée la semaine dernière par l’APM, la HAS a reconnu la présence d’une « coquille » dans ce dernier avis et annoncé un nouvel avis modifié en mars. Il recommanderait de restreindre la primoprescription du nalméfène aux spécialistes en addictologie pendant un an avant de l’élargir, le cas échéant, aux généralistes.
« Je donnerai la possibilité à tous les médecins, qu’ils soient généralistes ou spécialistes, de prescrire avec remboursement ce médicament, compte tenu des enjeux majeurs que représente la prise en charge de l’alcoolisme en France », a déclaré Marisol Touraine. Elle a justifié cette décision par la stratégie nationale de santé, qui vise notamment à « faire des médecins de premier recours, en particulier les généralistes, les pivots du système de santé ». La ministre a indiqué que l’alcoolisme, « enjeu de santé publique majeur », touchait en France « plus de 8 millions de personnes » et causait « près de 50 000 » décès directement ou indirectement chaque année…
A ce jour, au moment de la rédaction de cet article, nous n’avons toujours pas d’informations sur les conditions définitives de prescription et de remboursement de Selincro, ainsi que sur le prix qui lui sera accordé !