Le point de non-retour de l’addiction
Comment développe-t-on une dépendance à une substance ? Le processus n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Nombre de personnes ont expérimenté des substances illégales au cours de leur vie, sans pour autant en devenir dépendantes, ni même en abuser. Pour certains, en revanche, il existe un point de non-retour. Certains peuvent expérimenter une fois et ne jamais réessayer, d’autres deviennent dépendants à vie.
D’après la recherche, les différences entre ces deux groupes sont nombreuses et ne cessent de s’accumuler : le développement personnel, le milieu social, certains troubles de l’humeur non identifiés, des réponses non traitées à un stress chronique, des prédispositions génétiques, etc.
La question que l’on se pose est donc : « Quel est le point de non-retour pour les personnes qui deviennent dépendantes, et comment cela débute-t-il ? »
Il se peut que la réponse ait à la fois un versant clinique et, un autre, établi par les chercheurs. Pour les cliniciens, l’observation d’une perte de contrôle face à une substance détermine le seuil à partir duquel le diagnostic peut être établi de façon certaine. Pour les chercheurs, tout est dans le mécanisme, la constellation des rouages comportementaux et biologiques, et non le résultat de perte de contrôle en lui-même, qui bénéficie pourtant de toute l’attention. Mais qu’est-ce qui conduit à ce seuil, ce point de non-retour ? Le résultat serait aussi utile aux cliniciens pour comprendre les mécanismes éventuels par lesquels la consommation devient abus et dépendance, car les mesures préventives pourraient être mises en place avant qu’il ne soit trop tard.
Des facteurs génétiques et moléculaires favorisent l’addiction
L’idée répandue parmi les profanes (mais aussi parmi de nombreux cliniciens) veut que l’abus de substance et la dépendance sont un choix et qu’ils ne peuvent donc pas être considérés comme des maladies, et que les personnes concernées « l’ont bien cherché », bien loin d’autres diagnostics psychiatriques comme la dépression. Pour autant, la dépression, par exemple, pourrait tout aussi bien être le résultat de facteurs de stress environnementaux, comme des mauvais choix (par exemple une importante décision d’ordre financier qui conduit à des résultats désastreux, ou un mauvais choix amoureux).
Celui qui goûte à l’alcool pour la première fois (facteur de stress environnemental) n’est pas différent de celui qui prend une décision d’affaires importante de manière impulsive sans la pleine mesure des risques encourus, décision qui conduit à des résultats financiers catastrophiques, et l’entraîne au beau milieu d’une dépression clinique.
Le point commun de ces deux cas n’est pas d’ordre moral, mais plutôt une prédisposition génétique. Les facteurs de stress environnementaux ont un effet on/off sur les gènes, déclenchant parfois des syndromes [1]. Nombreux sont ceux et celles qui ont goûté à l’alcool sans en être devenu dépendants, et nombreux sont ceux qui ont connu la faillite sans pour autant sombrer dans la dépression.
La question qui subsiste est celle de savoir comment on devient dépendant, et non de savoir si telle ou telle personne est intrinsèquement susceptible de devenir dépendante.
Comment la vie d’une personne qui semble normale peut-elle devenir si perturbée après avoir développé une addiction ?
La question générale posée par Wise et Koob dans leur article est de savoir comment on peut déterminer si une personne est dépendante, ou mieux encore, quels sont les mécanismes par lesquels l’homéostasie biologique normale devient une homéostasie biologique altérée, caractéristique de l’addiction. Il n’existe pas de réponse certaine, c’est pourquoi Wise et Koob ont avancé des arguments issus d’une étude considérable quant aux processus qui sous-tendent la transition vers l’addiction.
En l’occurrence, les concepts de renforcement positif (satisfaction hédonique) en tant que moteur initial conduisant à la tolérance et à la dépendance doit être évalué à l’aune du concept de renforcement négatif (évitement de la douleur et de la gêne).
Dans le cas de l’abus de substance et de la dépendance, la course au plaisir entraînée par la drogue augmente l’afflux de dopamine du mésencéphale vers le striatum ventral (qui fait partie du « centre du plaisir ») et le cortex préfrontal (la « partie pensante »), ce qui crée l’expérience consciente du plaisir.
Le plaisir appelle le plaisir, et il est impossible de ne pas en vouloir plus (renforcement positif). Il n’existe aucun point sur ce continuum à partir duquel on peut parler d’addiction de manière certaine.
Déterminer l’addiction
Comment peut-on déterminer si une personne est « 50 % dépendante », et quand peut-on déterminer que cela a abouti à une addiction grave ? La meilleure réponse se situe le long du continuum, lui-même complexifié par l’addition de plusieurs variables essentielles, comme le tempérament émotionnel et le contexte culturel, social et économique [2].
Et au niveau moléculaire et protéique, les choses se compliquent encore. La protéine du récepteur mu aux opiacés (récepteur aux opiacés présent dans le cerveau humain) et le gène qui code pour elle sont de bons exemples.
Le gène de la protéine du récepteur mu aux opiacés (ORPM) peut se présenter sous deux variantes ou polymorphismes. L’une d’entre elles, l’allèle Asp40, confère une activité fonctionnelle accrue au récepteur mu en augmentant ainsi sa réponse aux opiacés endogènes (naturels) comme les enképhalines et les bêta-endorphines, mais aussi et surtout en augmentant sa réponse à l’abus de substance, dont les opiacés de synthèse et l’alcool [3].
En d’autres termes, les personnes qui possèdent cette variante génétique ont une réponse exacerbée à l’alcool et aux opiacés, augmentant ainsi la probabilité que le comportement ayant induit cette réponse soit répété, en buvant plus, par exemple. Il découle de cette sensibilité accrue du récepteur l’établissement rapide d’une tolérance, étape certaine vers la dépendance.
La plupart d’entre nous a consommé de l’alcool au cours de notre vie ; beaucoup d’entre nous ne sont pas dépendants à l’alcool, et nous sommes persuadés, à tort, d’avoir une plus grande volonté que celui qui ne passe pas une journée sans boire.
Il est probable que nous ne soyons pas alcoolo-dépendants car nous avons été pourvus d’une variante moins sensible d’un gène de récepteur, que ce soit OPRM1 ou un autre.
Deux systèmes biologiques : le neuropeptide Y (NPY) et la corticolibérine (CRH)
Deux systèmes biologiques sont primordiaux dans le concept de renforcement négatif, le neuropeptide Y (NPY) et la corticolibérine (CRH). Les travaux de Heilig et collaborateurs [4] et ceux de Koob [5] ont permis de clarifier que, bien que le renforcement positif soit un processus clé dans le développement de l’addiction (« j’aime ça, donc j’en veux plus »), les processus neurobiologiques qui conduisent aux effets du manque d’une substance, de même que le stade de l’abstinence prolongée, sont mieux compris grâce au renforcement négatif.
Le NPY (présent dans tout le système nerveux central, principalement dans les interneurones) a été décrit comme un tampon de stress, s’opposant aux propriétés stressantes de la CRH [6]. Sur le chemin de la dépendance à l’alcool, par exemple, aucun point ne démarque précisément les personnes qui abusent de la substance de ceux qui en sont déjà devenus dépendants. Il existe, cependant, une constellation de processus biologiques qui se produisent chez les personnes prédisposées à l’addiction.
Avec les épisodes répétés de prise d’alcool, suivis de sobriété, le fragile équilibre entre l’effet anxiolytique de l’alcool et du NPY, et l’effet anxiogène de la CRH, est durablement inversé. En conséquence, le niveau de CRH/glutamate est augmenté (le glutamate est le principal neurotransmetteur excitateur), et le niveau de NPY/GABA est réduit (le GABA est le principal neurotransmetteur inhibiteur). La dysphorie anxieuse qui s’établit entre les prises d’alcool n’est que temporairement calmée par une autre prise d’alcool, changeant ainsi la motivation hédonique (la quête de plaisir) en prévention d’un stress qui s’installe et d’une dysphorie [5].
Conclusions et implications thérapeutiques
Pour résumer, au fur et à mesure que les prises d’alcool augmentent, il se produit une réduction du ratio NPY/GABA (le système anxiolytique naturel) et une augmentation concomitante du ratio CRH/glutamate (le système anxiogène naturel). Cela signifie, au moins dans le cas de la dépendance à l’alcool, qu’il existe un glissement de l’équilibre entre les systèmes excitateurs et inhibiteurs vers la surexcitation, plus prononcée dans les zones cérébrales dédiées à la réponse au stress.
En d’autres termes, il existe à la fois une sensibilisation biologique de la réponse au stress, et un état psychologique concomitant d’anxiété et d’agitation qui conduisent à la dysphorie qui ne cesse que temporairement avec une nouvelle prise d’alcool.
Il existe des points communs entre les effets du manque d’alcool et du manque de cocaïne, à savoir la dysphorie intense résultant de l’anhédonie et de l’apathie mêlées à l’agitation et à l’anxiété [6]. C’est précisément cet état émotionnel négatif anormal qui conduit à la forte envie d’une nouvelle prise. Une sensibilité accrue de la réponse au stress joue un rôle crucial dans la réponse face aux stimuli de consommation qui entraînent la rechute [7, 8].
Ainsi donc, il ne s’agit pas d’une catégorisation simple entre le fait de souffrir d’une addiction ou non, le cerveau est plus compliqué que cela. Dans l’ensemble, il existe une prédisposition à un effet exacerbé d’une substance (par exemple, une plus grande euphorie en réponse à une prise moyenne d’alcool) dans des circuits cérébraux qui régulent les réponses émotionnelles et hédoniques, conduisant à une utilisation impulsive et compulsive, aboutissant à une émotivité négative (renforcement négatif) et à des tentatives incessantes d’éviter la dysphorie par une consommation supplémentaire.
Par conséquent, l’addiction n’est pas une entité simple et ne peut pas être résumée à un diagnostic catégorique. Elle résulte de plusieurs observations biologiques qui s’étalent sur un continuum comprenant plusieurs modifications cérébrales et plusieurs niveaux de complexité.
Le cerveau des personnes vulnérables à l’addiction est différent. Le cerveau des personnes dépendantes est différent.
Les concepts de renforcement positif et négatif sont d’importance capitale dans la compréhension de l’évolution de la pathologie de l’addiction. Il n’y a pas de début et de fin clairs. Une fois qu’un patient a débuté un traitement, plusieurs processus se sont déjà déroulés aussi bien au niveau génétique que neurochimique.
La compréhension des processus biologiques qui sous-tendent la prédisposition à l’addiction est aussi importante que la compréhension des processus qui se déroulent chez une personne dépendante avérée. Une meilleure compréhension des facteurs socioculturels, développementaux et dynamiques qui interviennent dans la prédisposition à l’addiction ouvre la possibilité de l’aborder sous différents angles.
C’est précisément pourquoi une approche multidisciplinaire est nécessaire dans le traitement de l’addiction, approche dans laquelle les médicaments ne seraient qu’un facteur et, probablement, le moins important.
La reconnaissance précoce de facteurs prédisposant chez les individus à risque peut être le meilleur moyen d’éviter le franchissement du point de non-retour de l’addiction.
Références
- (1) Tsankova N, Renthal W, Kumar A, Nestler EJ. Epigenetic regulation in psychiatric disorders. Nat Rev Neurosci. 2007;8:355-367.
- (2) Nesse RM, Berridge. Psychoactive drug use in evolutionary perspective. Science. 1997;278:63-66.
- (3) Anton RF, Oroszi G, O’Malley S, et al. An evaluation of mu-opioid receptor (OPRM1) as a predictor of naltrexone response in the treatment of alcohol dependence: results from the Combined Pharmacotherapies and Behavioral Interventions for Alcohol Dependence (COMBINE) study. Arch Gen Psychiatry. 2008;65:135-144.
- (4) Heilig M, Koob GF, Ekman R, Britton KT. Corticotropin-releasing factor and neuropeptide Y: role in emotional integration. Trends Neurosci. 1994;17:80-85
- (5) Koob GF. Alcoholism: allostasis and beyond. Alcohol Clin Exp Res. 2003;27:232-243.
- (6) Heilig M. The NPY system in stress, anxiety and depression. Neuropeptides. 2004;38:213-224.
- (7) Fox HC, Axelrod SR, Paliwal P, Sleeper J, Sinha R. Difficulties in emotion regulation and impulse control during cocaine abstinence. Drug Alcohol Depend. 2007;89:298-301.
- (8) Sinha R, Fox HC, Hong KA, Bergquist K, Bhagwagar Z, Siedlarz KM. Enhanced negative emotion and alcohol craving, and altered physiological responses following stress and cue exposure in alcohol dependent individuals. Neuropsychopharmacology. 2009;34:1198-1208.