Le Flyer : Pouvez-vous nous présenter votre établissement et l’organisation des soins ?
Dr Luc MONTUCLARD : Il y 750 détenus pour 600 places à la Maison d’arrêt des Hauts de Seine, avec des pics d’activité jusqu’à 900 détenus l’année dernière.
Le service médical est rattaché à l’hôpital de Nanterre, plus précisément à la polyclinique dont le Pr. HERVÉ est chef de service. Il n’y a pas de SMPR et les soins psychiatriques sont assurés par la psychiatrie de secteur.
Actuellement, il y a 1,5 équivalent temps plein en médecine générale, 1 équivalent temps plein en psychiatrie (2 psychiatres à mi-temps, détachés du secteur de psychiatrie), 5 postes infirmiers, 4 postes de préparatrices en pharmacie. Il y a 1 temps plein d’éducateur en toxicomanie qui vient d’être créé. Des consultations spécialisées ont lieu une fois par semaine (ophtalmologie, dermatologie,…).
Le Flyer : A combien estimez-vous le nombre d’héroïnomanes incarcérés à Nanterre, et combien d’entre eux reçoivent un traitement de substitution opiacée ?
Dr Luc MONTUCLARD : Actuellement, une cinquantaine de patients reçoivent soit du Subutex® (une vingtaine), soit de la méthadone (une trentaine). Nous sommes certains qu’il y a des héroïnomanes non déclarés comme tels, en raison de l’image et du statut peu enviables que ceux étiquetés ‘toxico’ ont vis-à-vis des autres détenus. La part de patients traités par la méthadone (plus de la moitié) est largement supérieure à ce que l’on observe dans la population globale traitée en France (1 méthadone pour 4 à 5 Subutex®). Ceci est lié au changement opéré après le transfert de l’UCSA au service public, intervenu peu de temps avant la parution de la circulaire autorisant tout médecin hospitalier (et exerçant en établissement pénitentiaire) àprescrire de la méthadone.
Le Flyer : Que s’est-il passé depuis votre arrivée dans cette Maison d’Arrêt ?
Dr Luc MONTUCLARD : Je suis arrivé à mi-temps en Novembre 2001 (à plein temps depuis Juin 2003). A l’époque, la prise en charge des patients toxicomanes était difficile en raison d’une insuffisance en personnel médical. Il s’agissait très majoritairement de traitement par Subutex® et rarement de méthadone. Ce dernier traitement n’était pratiquement jamais introduit en primo- prescription.
Je n’avais pas de formation spécifique en ce qui concerne les médicaments de substitution et ma démarche a d’abord été de rapprocher le cadre de prescription des normes médico-légales.
J’ai trouvé totalement anormal que les renouvellements de prescription se fassent parfois hors consultation, par reconduction tacite. Il est vrai que l’organisation de rendez-vous à date fixe est souvent très difficile en prison.
Il a été question ensuite de régler le problème de la délivrance. A mon arrivée, 35 ou 40 patients devaient prendre le Subutex® devant les infirmières et il était pratiquement impossible d’accorder le temps nécessaire à superviser cette délivrance. Nombre d’entre eux ressortaient avec le Subutex® dans la main. Si une infirmière insistait pour la prise contrôlée, dans le meilleur des cas, le patient prenait le comprimé dans la bouche mais ne le laissait pas fondre. Dans le pire des cas, il protestait, parfois de manière agressive, contre une contrainte considérée comme superflue. Le cadre de délivrance du Subutex® n’est pas, à mon sens, applicable en prison.
Donc, après en avoir débattu avec l’équipe soignante, il nous est apparu intéressant d’utiliser la méthadone, et sa galénique liquide, avec laquelle tout trafic, toute revente, tout racket sont impossibles. La circulaire DGS/DHOS de janvier 2002 nous a donné un cadre légal et la possibilité d’initialiser la méthadone, et l’opportunité de généraliser sa pratique dans nos murs.
Sur un plan purement médical, je n’avais aucune appréhension à utiliser la méthadone malgré mon manque d’expérience en toxicomanie. Je suis réanimateur de formation et je manie des opiacés puissants de façon courante, et je sais quoi faire en cas de surdosage.
Quant aux patients, leur positionnement par rapport au médecin et au médicament de substitution manque parfois de clarté, particulièrement en milieu carcéral. Viennent-ils voir un médecin ou viennent-ils voir un pourvoyeur ? C’est la raison pour laquelle je me sens beaucoup plus à l’aise par rapport à la méthadone, dont le statut de médicament me semble plus clair dans l’esprit des patients.
Lorsqu’un patient ne bénéficie pas à son arrivée d’un traitement de substitution prescrit à l’extérieur de manière vérifiable, nous proposons systématiquement (et seulement) la méthadone, lorsqu’il y a indication et demande d’un traitement de substitution opiacée.
Outre l’absence d’ambiguïté sur le caractère thérapeutique de cette prescription, l’absence de trafic associé enlève tout bénéfice à une demande qui viserait la revente ou l’échange du médicament. C’est un test efficace pour mesurer la réalité de la demande de soins. Sauf cas exceptionnel, un détenu naïf aux opiacés, venu chercher un opiacé à revendre, refusera la méthadone, qu’il ne pourra pas de toute façon ‘dealer’. Le risque est quasi nul qu’il envisage de devenir dépendant aux opiacés, s’il ne l’était pas, sans bénéfice secondaire lié à la revente.
A l’inverse, s’il est réellement dépendant aux opiacés et en souffrance, il acceptera le traitement de substitution par la méthadone que nous lui proposons.
Le Flyer : Ces changements ont-ils été difficiles ?
Dr Luc MONTUCLARD : Non, en tout cas pas en ce qui concerne la méthadone. L’introduction d’un cadre de prescription rigoureux facilite le travail des infirmières et garantit le maintien de pratiques évaluables, homogènes et clairement identifiées par tous. A des degrés variables, cela à été globalement facile.
L’absence de personnel ne nous a pas permis d’évaluer nos pratiques et notamment la poursuite des traitements introduits en milieu carcéral. Nous avons un nouvel éducateur depuis très peu de temps. Je pense qu’une de ses fonctions sera de recueillir les données permettant ce travail. Sans cette évaluation, toutes mes appréciations sont forcément empiriques.
Le Flyer : Quelle est votre perception du mésusage des MSO en prison ?
Dr Luc MONTUCLARD : Mes entretiens avec les détenus m’amènent à penser que la pratique de l’injection est rare. Par contre le Subutex® est souvent sniffé, y compris par les patients bénéficiant d’une prescription. Le trafic est très fréquent (Subutex® contre cigarette par exemple). Dans ce cas, le médicament devient un ‘produit’, et il est disqualifié en tant que médicament. Certains détenus « essaient » le Subutex® à visée anxiolytique… Nous réservons la prescription de Subutex® à des patients pour lesquels nous établissons l’existence d’un prescripteur régulier et d’un vrai suivi médical.
Malgré tout, nous savons très bien que certains sortent du service médical avec un comprimé dans la poche (au moins un tiers des patients bénéficiant d’une prescription de Subutex® admet l’utiliser par voie nasale). Par ailleurs, le Subutex® entre en prison de manière illégale.
Je pense que c’est le premier ‘produit morphinique’ utilisé de manière illicite en prison. En matière de voie d’administration détournée, il est plutôt sniffé et fumé, qu’injecté. Par rapport à cela, la prescription de méthadone empêche, pour les patients traités, la prise illicite de buprénorphine. Un ou deux patients, pourtant prévenus, ont tenté l’association avec pour tout résultat un état de manque qui a découragé les vocations ultérieures.
Le Flyer : Quelles sont les modalités d’initiation de la méthadone que vous mettez en œuvre ?
Dr Luc MONTUCLARD : J’utilise le schéma d’initiation classique. Une posologie de départ entre 30 et 40 mg en fonction de l’état clinique et de l’intensité du syndrome de manque opiacé. On augmente progressivement la posologie jusqu’à disparition des signes cliniques. A partir de 100 mg/jour, nous demandons une méthadonémie. Bien évidemment, je prends en considération les traitements concomitants pour des comorbidités psychiatriques, le statut sérologique (notamment pour l’hépatite C) et globalement tout ce qui peut influencer le métabolisme de la méthadone.
Le Flyer : Quand un patient est déjà traité à l’extérieur, comment procédez-vous ?
Dr Luc MONTUCLARD : Nous avons pour habitude de contacter au préalable les centres de soins et les médecins. S’ils sont suivis à l’extérieur, et si on a une confirmation de prescription régulière, notamment de Subutex®, alors on poursuit le traitement. Pour les patients qui ne bénéficiaient pas d’un suivi médical antérieur, on propose soit un traitement de sevrage avec un cocktail Viscéralgine® – benzodiazépine – Topalgic®, soit un traitement par la méthadone.
On ne fait pas de test urinaire préalable. Dans mon esprit, quand on commence un traitement de substitution par la méthadone, c’est dans une optique de ‘bas seuil’. Je considère que les personnes qui arrivent en prison y sont par hasard, et qu’attendre d’eux une intention thérapeutique me paraît être une demande excessive et surtout invérifiable.
En effet, la réalisation d’un test urinaire à la recherche d’opiacés naturels ou de synthèse (méthadone, buprénorphine, morphine) ne renseigne pas sur la réalité de la dépendance, comme le suggère les textes. Tout juste, peut-on identifier la prise récente d’une des substances recherchées. Un patient qui aurait pris du Néocodion® 2 jours avant l’incarcération aurait un test positif aux opiacés. Pour autant, est-il dépendant aux opiacés, et relève-t-il d’un traitement de substitution ? Un autre problème est le délai à obtenir le résultat des tests urinaires (48 heures dans le meilleur des cas, 3 semaines pour la buprénorphine). Il ne me paraît pas raisonnable d’attendre, ne serait-ce que 48 heures, pour prescrire un médicament de substitution opiacée à quelqu’un qui présente un syndrome de manque. Les recommandations de la conférence de consensus, prônant la réalisation de test avant toute prescription de traitement de substitution (y compris la buprénorphine) devrait aboutir à des recommandations adaptées au milieu carcéral permettant d’homogénéiser les pratiques.
Dans le cas d’un prévenu qui arrive en Maison d’Arrêt, nous sommes dans une situation très différente de celle d’un patient qui va dans un centre de soins ou chez un médecin généraliste avec une demande de soins qu’il aura au préalable pensée et élaborée. Là, il se trouve dans une procédure pénale où la visite d’entrée est rendue obligatoire par le code de procédure pénal. Dans cette optique, il faut prévoir de faire du ‘bas seuil’ d’accès au traitement, en essayant de limiter les possibilités de trafic qui ont comme conséquence de brouiller l’image du médicament délivré et celle des attentes des patients vis à vis du service médical. La solution que nous avons retenue est dans le ‘haut seuil de délivrance’, complètement compatible avec le ‘bas seuil d’accès’ au médicament.
Le Flyer : Comment cela se passe-t-il avec les patients ?
Dr Luc MONTUCLARD : Je suis partisan d’un positionnement clair entre le médecin et le détenu-patient. Les règles de fonctionnement du service sont vite évidentes pour tout le monde. Le cadre de distribution est devenu, lui aussi, très clair pour les infirmières. Les détenus savent qu’ils ne peuvent pas tricher, donc ils n’essaient pas, et une fois qu’on en a fini avec le marchandage (« je suis un gentil toxico donc je vous donne les réponses qu’il faut pour avoir droit au produit dont j’ai envie »), on peut passer à autre chose, à une relation thérapeutique plus franche et plus claire.
Le Flyer : Comment est organisée la délivrance de la méthadone ?
Dr Luc MONTUCLARD : La prise de la méthadone est toujours supervisée par les infirmières, dans les locaux du service médical.
Le Flyer : Jamais dans la cellule ?
Dr Luc MONTUCLARD : C’est arrivé pour un patient pendant une semaine (patient dans un contexte psychique très particulier, qui recevait 70 ou 80 mg/jour et qui a arrêté sa méthadone en refusant tout traitement de sevrage, en exigeant qu’on lui prescrive du Subutex® pour traiter ses signes de manque.) Après discussion en équipe, nous avons refusé et la méthadone a été déposée quotidiennement en cellule dans un verre. Nous lui avons expliqué, que le choix de rester en manque lui appartenait et qu’il aurait la possibilité de structurer sa demande ultérieurement en discutant la diminution de la posologie ou même en envisageant un sevrage. Mais que le chantage était exclu.
Le Flyer : Et pour le Subutex® ?
Dr Luc MONTUCLARD : Le Subutex® est initialement délivré devant les infirmières pendant une période de durée variable en fonction des patients. Ensuite il est délivré en cellule à la semaine.
L’évolution du rythme et du mode de délivrance est empirique, plus fondé sur notre impression clinique que sur des éléments objectifs. En effet, le maintien pour certains patients d’une délivrance quotidienne supervisée par les IDE reflète une position de principe, destinée à affirmer l’intention thérapeutique. En effet, il est impossible d’empêcher un patient de détourner son traitement, s’il le souhaite absolument.
Le Flyer : Comment préparez-vous la sortie des patients ?
Dr Luc MONTUCLARD : Je n’ai jamais eu de problème pour trouver un centre. Il n’y a jamais eu aucune opposition de principe des centres pour prendre en charge nos patients sortants. Jusqu’à présent, on préparait ces sorties assez sommairement (prise de contact avec les centres peu de temps avant la sortie) puisqu’il n’y avait pas de personne dédiée pour le faire. Je passais moi-même les coups de téléphone.
Par ailleurs, la préparation à la sortie est souvent problématique, car en Maison d’Arrêt, les dates de sortie sont parfois imprévisibles. En effet les patients prévenus sont à la disposition du juge d’instruction et les patients condamnés voient leur date de sortie évoluée en fonction de remise ou d’aménagement de peine, parfois imprévus. La date de sortie est rarement connue de manière certaine plus de huit jours avant la sortie. Malgré ces difficultés, nous espérons que l’éducateur que nous avons recruté récemment pourra sans doute contacter les centres plus précocement pour mieux préparer la sortie.
Le Flyer : Le changement que vous avez opéré dans la prescription délivrance des MSO, a-t-il eu un impact positif auprès des personnels pénitentiaires ?
Dr Luc MONTUCLARD : L’évolution des prescriptions de traitement de substitution a été concomitante d’une réorganisation du service médical, permettant une amélioration globale de la prise en charge des patients. L’administration y a été sensible, sans qu’une réaction particulière au changement portant sur la substitution opiacée soit identifiable.
Interview réalisée en février 2004 par la rédaction du Flyer.