Article issu du mémoire-thèse de recherche « La Clinique de la non-demande : les nécessités d’adaptation du cadre thérapeutique pour des personnes en marge ».
Le concept de clinique de la non-demande
Le concept de « clinique de la non-demande » est né de la rencontre d’un quotidien de psychologue au sein d’une association ‘précarité’ et de nombreuses interpellations sur le rôle des professionnels de la santé mentale dans le domaine psychosocial qui sont au cœur des débats des intervenants. Avant tout empirique, cette recherche devenait un support de réflexion sur les situations cliniques que l’on peut rencontrer dans une pratique psychologique « de la rue » et de les articuler avec les techniques classiques afin de se donner la possibilité d’être un professionnel au service de l’autre dans ce qu’il a de plus complexe.
Croiser ces expériences avec une recherche théorique sur les politiques actuelles en matière d’accès au soin a permis de mettre en exergue de nombreuses réactions, souvent critiques, lorsqu’elles émanent des acteurs de terrain, mais, à l’inverse, souvent soutenues par les responsables de secteur ou autres représentants. C’est pourtant dans une perspective sociale que cette organisation de la santé mentale a été instaurée, espérant offrir des services plus accessibles (par le fonctionnement en secteurs) et moins asilaire (par la réduction des lits).
Comment se fait-il alors que l’on puisse observer de tels phénomènes contraires au postulat initial ?
Exclusion des plus précaires
En effet, de nombreux constats montrent que la prise en charge est toujours « élitiste », refusant une catégorie précaire de patients sous de nombreux prétextes, et qu’elle n’offre pas de suivis suffisants pour que le temps de soin soit réellement respecté en fonction de la singularité des patients.
Serait-ce la rigidité administrative qui a éloigné la psychiatrie de sa fonction principale ou faut-il simplement un peu de temps pour accorder le système aux besoins de la population ?
A cette question, il semble que les regards changent, que la systématisation des diagnostics et l’intérêt de la psychiatrie s’orientent davantage sur des problématiques plus complexes mais moins avérées. C’est sans doute ce que souhaite marquer l’utilisation du terme « santé mentale » au lieu de « psychiatrie » dans les nouveaux discours. Il faudrait donc attendre le développement des recherches et théorisations pour entrevoir un changement dans la philosophie actuelle ? Si tel est le cas, le retard pris dans la prise en charge n’en sera que renforcé et la création de structures plus indépendantes sera croissante. Cet avenir pourrait être une solution plus adaptée pour les patients, mais risque de désunir des professionnels et de rendre l’accès au soin encore plus contraignant et difficilement compréhensible pour les usagers.
L’ancrage psychanalytique français et la difficulté à définir la mission du psychologue
Concernant le travail du psychologue plus spécifiquement, il semblerait que la rigidité imposée par l’ancrage psychanalytique français a bien souvent conduit les psychologues à s’enfermer dans un mode de prise en charge prédéfini, souvent sectorisé (hôpitaux, CMP…) ou autonome (cabinets libéraux…). Cette position d’entre-deux, entre la psychiatrie et la thérapie, entre la relation duelle et le travail en équipe, ne favorise pas la définition d’une mission spécifique, pouvant s’introduire dans une démarche plus globale. C’est ici un questionnement nouveau qui s’offre au psychologue, l’incitant à s’investir dans de nouvelles formes cliniques et s’inscrivant dans une dynamique pluridisciplinaire. Mais le travail proposé requiert une participation plus personnelle de sa part, voire même un engagement qui pourrait interférer avec sa neutralité.
Il n’est pas de mise de vouloir « convertir » nos pairs à la pratique en centres sociaux ou spécialisés dans l’addiction, mais simplement de présenter les possibilités qu’offre ce travail. Profondément humaniste et prêt à se nourrir des échanges interdisciplinaires, il y trouvera un défi stimulant et un renouvellement de ses connaissances. Mais comme l’ont largement soulevé les diverses contestations, quelle place occupera le psychologue sur la scène de la marginalité ?
Le psychologue : une interface, un support pour les équipes et les patients
Il ne doit pas devenir un simple acteur confondu dans la masse des professionnels, mais il ne faut pas pour autant qu’il se désunisse des équipes. Au contraire, ne pourrait-il pas être une interface, un support pour les équipes et les patients, en dehors de tout enjeu social ou médical ? La création de cet espace d’écoute et de soutien exige du psychologue une grande souplesse dans le maniement de ses outils et dans l’acceptation des patients. Il doit, en effet, ne pas se buter au silence de la demande, qui n’intervient pas en refus mais signifie au contraire la difficulté à penser et à exprimer des besoins autres que matériels ou physiques. Il est donc nécessaire de prendre le temps de créer le lien, de rester constant et disponible, même si les échecs sont fréquents, et il faut continuer de croire au potentiel du patient et du processus thérapeutique.
La notion de cadre, notion clef de la recherche a été le principe le plus difficile à conceptualiser car il témoigne de l’embarras du psychologue à penser ses méthodes tout en conservant pourtant un statut privilégié.
Le cadre : une protection et une garantie du soin
La marginalité, qu’elle soit conséquence de l’exclusion ou de la consommation de produits psychoactifs, inscrit la personne dans une absence de repères, de limites et de contenance. Le cadre thérapeutique, qui se doit avant tout d’être un outil sécurisant pour le patient lors de sa régression et plus largement de son introspection, est dans la présente situation clinique, un élément de reconstruction à part entière. Il ne s’agit pas d’enfermer la rencontre dans un système stable et restrictif, mais de faire ressentir au patient une invariance de notre part quelles que soient les tentatives de rupture qu’il rejouera dans la scène thérapeutique.
Malgré les contradictions et les imprécisions techniques qui accompagnent les théories sur le cadre, il faudra au clinicien trouver avec subtilité les ingrédients adaptés pour soutenir sa position et permettre au patient de les intégrer progressivement.
La tonalité archaïque de la relation et même de la problématique du patient, trouvera dans le cadre une protection et une garantie du soin. Permettant au psychologue, et plus largement à la structure référante, de se forger un espace singulier pouvant être reconnu, le cadre devra être dans la continuité de la clinique, acceptant les remaniements nécessaires pour ne pas être un simulacre des thérapies classiques. Enfin, dépositaire de la spécificité de la profession de psychologue et de son éthique, il sera un garde-fou aux éventuelles dérives et dénaturation de cette fonction.
Finalement, n’est-ce pas le même problème qui se pose dans la définition du cadre et dans celle de notre mission sur la scène de l’exclusion sociale ? La multitude des pratiques ne tend pas vers une unité de notre profession. Elle témoigne néanmoins de la richesse de celle-ci. Il faudra plus de recul pour que ces méthodes rejoignent les fondements de notre clinique.
Permettre à ces nouvelles pratiques d’être abordées par des cliniciens dans le cadre de la recherche des théories et de leur unité semble être un appui pour notre profession. Il est nécessaire que ces situations thérapeutiques soient davantage pensées pour leur permettre d’être reconnues et d’engager un processus d’intégration de ces concepts au corpus fédérateur préexistant.
L’institution : une attache avec la société
D’un point de vue pratique rencontrer les usagers avait comme objectif de comprendre leurs représentations des services qui leur étaient proposés, mais surtout leurs attentes en matière de soutien psychologique.
Tout d’abord, on a pu constater que leur lien avec les structures référentes est important, qu’il est une attache avec la société et, plus simplement, avec le groupe identificatoire et protecteur. Mais déjà le rôle qu’ils attribuent est ambigu, car ils réclament une prise en charge globale parfois proche de l’assistanat. Aucune contrainte ou effort ne peut être fourni pour entreprendre des démarches et les usagers souhaiteraient que l’on soit doté d’une toute-puissance réalisatrice.
Malgré ces attentes presque magiques ou du moins archaïques, ils considèrent généralement leur interlocuteur dans ce qu’il est et non dans la fonction qu’il exerce. Ils s’adressent donc à nous dans une relation sincère et humaine, mais que nous devons recadrer dans un contexte structuré.
Exprimer la souffrance
Interrogés sur le travail du psychologue, le flou est encore plus important. Ils distinguent difficilement la différence entre le médical et le psychologique (« le psychologue est un toubib »), mais ils savent cependant que le psychologue n’exige pas d’eux des démarches concrètes. Il est perçu comme un soutien, un interlocuteur privilégié pour exprimer ses difficultés. C’est dans ces conditions que les usagers souhaiteraient entreprendre un suivi avec un psychologue. Dans la réalité, ils ont pour la plupart rencontré des professionnels de la santé mentale, mais les circonstances et les expériences ont souvent été propices à la construction d’une image dévalorisée et discréditée de notre fonction. Si certains ont rencontré un professionnel avec lequel ils ont créé un lien et ont pu instaurer leur confiance, la plupart sont restés sur une représentation négative.
Compte-tenu des discours des patients, il faudra au psychologue une intuition clinique sensible pour réussir à nouer une relation thérapeutique avec une personne marginalisée. Mais la prétendue incapacité à travailler sur un matériel symbolique ne semble pas attribuable aux personnes interrogées, qui ont parfois utilisé le cadre des entretiens de recherche pour livrer des récits souvent riches émotionnellement.
Enfin, ils ont confirmé la nécessité de ne pas dénier la situation matérielle qu’ils vivent. Il ne s’agit pas de les contraindre au suivi sans tenir compte de leur réalité quotidienne, mais d’ouvrir un espace qu’ils pourront, s’ils le souhaitent, s’approprier pour exprimer leurs souffrances ou, plus généralement, leurs « états d’âme ».
La prise en charge psychologique ne doit pas être systématique pour qu’elle soit identifiée comme un soutien qu’ils peuvent s’approprier. Elle doit être accessible et ne pas consister en une simple orientation, sans accompagnement rassurant.
Le psychologue se positionnant comme membre de la cité, et par sa spécificité ensuite
L’autre pan de l’investigation impliquait une confrontation avec d’autres praticiens afin d’évaluer leurs méthodes de travail, et leur ressenti par rapport à leur clinique. De ces rencontres est ressorti un large éclectisme des orientations théoriques mais tous se rejoignaient dans une implication commune, un investissement majeur dont ils témoignent avant tout en se positionnant comme membre de la cité et de par leur spécificité ensuite.
Les entretiens effectués avec des professionnels de divers horizons ont mis en exergue la richesse de cette clinique « psycho-sociale ». Cet exercice de réflexion sur leur pratique semble avoir été un défi stimulant, permettant à chacun d’exposer son point de vue et de témoigner de ses perspectives de travail.
Les structures, dans lesquelles ces psychologues exercent paraissent parfois disparates, tant dans leurs modalités de prise en charge que dans leurs objectifs, mais elles s’unissent dans leur pluridisciplinarité et dans leur acceptation de la problématique multi-factorielle de leurs usagers. Ils ne recherchent pas la stigmatisation de leur offre de soutien, mais au contraire restent spontanés face à la diversité de leurs patients et identifient les limites de leurs prises en charge.
A travers ces présentations de leur structure, on peut voir que les psychologues sont engagés dans la philosophie de travail induite par le positionnement politique que leur centre occupe. Ils revendiquent leur appartenance à ce mouvement de soins et prennent partie dans l’organisation des prises en charge. Même si les niveaux d’exigence imposés par le cadre sont étalés, force est de constater que la rencontre avec un psychologue se fait toujours lorsque l’usager intègre un réseau de soutien structuré et qu’il peut accepter les contraintes qui en découlent. En effet, peu de psychologues sont présents dans les centres d’accueil « basseuil », non pas, comme le souligne une psychologue, parce qu’ils n’auraient pas leur place, mais parce que l’accent y est avant tout mis sur le pôle éducatif pour préparer la personne aux autres modalités de suivi.
L’orientation vers le psychologue
Cependant, ne serait-il pas adapté de proposer un soutien psychologique dès le premier contact avec des intervenants sociaux plutôt que d’attendre l’échec des projets mis en place pour orienter la personne sur le psychologue ? Souvent utilisé en dernier recours, lorsque les travailleurs sociaux ou médicaux s’épuisent de la relation, le psychologue n’est pas toujours intégré dans le continuum des autres actions. Il est encore difficile pour les autres professionnels d’accepter que le travail effectué lors du soutien ne soit pas objectivable et même parfois différent de leurs objectifs. Mais, comme on peut le voir, la plupart de ces psychologues sont avant tout un support pour les équipes. Ils peuvent diriger des supervisions et être des interlocuteurs privilégiés pour les professionnels dans la compréhension de leurs usagers.
Tel que cela avait été envisagé dans les hypothèses, le psychologue est un maillon nécessaire de la chaîne de soins. Néanmoins, nous sommes encore à l’aube de la collaboration qui s’instaure entre notre spécialité et celle des autres professionnels. Il faudra que le psychologue fasse certaines concessions pour s’allier durablement à ces nouvelles modalités de travail : concevoir de rendre sa pratique plus accessible et souple, en communiquant une partie des informations à l’équipe par exemple, si ces adaptations sont utiles dans la globalité de la prise en charge et dans la limite du secret professionnel. Il ne semble pas y avoir d’incompatibilité entre les outils du psychologue et les objectifs globaux des institutions.
Faire le choix de présenter des structures diverses permettait de rendre compte de la diversité des populations qu’elles prennent en charge. La distinction ne doit pas se faire au niveau de la symptomatologie ou de la catégorie sociale des patients. Elle trouve davantage son sens dans la demande ou plutôt dans le choix de l’usager à s’adresser vers tel ou tel centre. Les facteurs de la marginalité étant multiples, tenter de faire une généralité sur la structuration de la personnalité de ces patients semble inapproprié, même si les diagnostics psychopathologiques sont de plus en plus fréquents.
La problématique abandonnique
On peut cependant constater que les professionnels considèrent certains aspects de la personnalité de leurs usagers comme des signes cliniques incontestables. C’est le cas de la problématique abandonnique, courante chez ces patients. Ceux-ci trouvent dans la relation thérapeutique un espace pour remettre en scène leur scénario de vie. Le vide qui envahit leur quotidien et leur psyché rend le travail d’élaboration plus difficile, et il faudra les aider à reconstruire leur identité en respectant leur rythme. Enfin, il faut en permanence renouveler le lien qui sous-tend la relation thérapeutique et rester constant pour ne pas recréer la rupture. Là encore, le psychologue doit s’adapter au matériel, factuel ou archaïque, que le patient lui apporte lors de son introspection.
Les pratiques de ces professionnels s’accompagnent d’une pluralité incontestable qui laisse entrevoir de nombreuses perspectives. Le savoir et le savoir-faire ne sont pas monolithiques. Ils puisent au contraire leur qualité dans l’utilisation de plusieurs outils. La théorie et l’enseignement universitaire sont un support indispensable pour mettre en œuvre leur clinique. Mais l’expérience professionnelle et la personnalité du thérapeute sont aussi des éléments fondamentaux. Les modalités concrètes de la pratique de psychologue en centre spécialisé sont nombreuses et reflètent l’abondance des techniques. Toutefois, aucun des psychologues interrogés n’a formulé de définition concrète du cadre, ce qui confirme la difficulté à appréhender cette notion mais aussi la possibilité de l’exploiter sous différents abords. Ils expriment tous le besoin de créer un espace privilégié, de le maintenir et de donner des repères au patient ; ils ne prônent pas une rigidité stérile. L’intitulé de la recherche semble confirmé par le témoignage de ces professionnels qui présentent simplement une adaptation du cadre pour ces usagers, et qu’ils considèrent comme naturelle.
Adaptation du cadre
En revanche, dès qu’il s’agit d’évoquer les structures hospitalières ou les centre médicaux psychologiques, les réactions sont semblables. Le discours est revendicateur, même pour ceux qui sont rattachés à ces institutions. Il n’y a pas de doute quant à la difficulté qu’il peut y avoir à orienter ces personnes vers de telles structures, souvent impersonnelles et peu ouvertes à l’acceptation des usagers.
La création de liens avec les autres structures est rare et quand elle a lieu, on y voit une exception appréciable mais fragile. Il semble que le fossé qui se crée entre les institutions et les patients est le fruit d’une perte de contact avec la réalité du terrain, mais aussi d’une difficulté à renouveler les actions malgré les motivations à l’œuvre. Cependant, les compétences des structures indépendantes trouvent leurs limites là où celles de ces institutions deviennent indispensables.
C’est toute une culture des soins qui tend à se renouveler. Ne perdant contact avec leurs racines, les structures et plus spécifiquement, les psychologues deviennent les acteurs de ce changement. Se faisant doucement et prenant naissance dans la pratique de terrain, l’intégration de la clinique du « réel » ou de la « non-demande » au corpus théorique sera légitimée et s’affiliera spontanément aux problématiques rencontrées au cours des sociétés.
Le présupposé d’adaptation ne semble pas être une contrainte ou un élément dénié des professionnels, mais bien au contraire il est l’essence même des interventions du psychologue.
Loin de vouloir faire de cette réflexion une plaidoirie au service de mes pairs ou encore d’être un discours accusateur sur les politiques en place, elle est une pièce à la construction d’une prise en charge plus adaptée, dans laquelle chaque individu, quels que soient son statut, sa fonction, sa demande ou son refus, trouve un accompagnement qui lui convienne.
Une clinique à la croisée du social et de l’individuel
La problématique de cette clinique se trouve à la croisée du social et de l’individuel, entre le réel et le rêve, entre le thérapeutique et la guidance, et caractérise la marginalité. Comment trouver un équilibre dans ce qui constitue l’individu depuis son plus jeune âge ? Il semble qu’en s’accrochant trop à son travail sur le symbolique, le psychologue a oublié d’être avant tout un support pour l’expression de soi, quelles qu’en soit les modalités.
Favoriser l’ouverture de la « boîte de pandore », n’est-ce pas finalement d’être un acteur du soin sans pour autant dédaigner de s’attarder sur des éléments plus banals et quotidiens que les abysses cachés de la souffrance psychique du patient ?
Cependant il faudra rester prudent, comme le rappelle P. Duval (2003), « afin de rester lucide et de se méfier de la perfusion psychologique qui fait partie de ces solutions illusoires pour aider les individus à supporter l’insupportable et qui sollicitent beaucoup les ressources personnelles de chacun. »
Il ne s’agit pas de « psychologiser » l’exclusion ou l’addiction, et les praticiens doivent rester conscients de leurs limites dans la reconstruction de la personne. Si le psychologue ne saurait être un substitut aux besoins vitaux comme le droit à l’hébergement, l’hygiène, la santé physique, il pourrait représenter un soutien dans la réalisation des projets de réinsertion et de soins que ne renoncent pas à faire les plus marginalisés de nos concitoyens.