Les remarques de certains membres de la commission des stupéfiants montrent des questionnements sur la validité externe de l’essai pragmatique ANRS Méthaville, c’est-à-dire la capacité de cet essai à fournir des résultats qui soient valides pour la population concernée : celle des médecins généralistes engagés dans la prise en charge des patients dépendants aux opiacés qui ont besoin d’offrir une deuxième option à leurs patients et les patients nécessitant un traitement adéquat pour leur dépendance aux opiacés.
La France n’a pas fait confiance aux résultats publiés par les chercheurs du Royaume-Uni dans un cadre observationnel et à l’expérience des ses médecins généralistes qui depuis 1999 primo-prescrivent la méthadone en ville avec des résultats indiscutables sur l’efficacité en termes de maintien en traitement, de réduction des consommations de drogues mais aussi de réduction de la criminalité (1, 2, 3).
La preuve la plus importante de l’efficacité de l’accès élargi à la méthadone grâce à la médecine de ville (avec d’autres dispositifs de réduction des risques) reste la prévalence de l’hépatite C chez les usagers de drogues, stable depuis des années au Royaume-Uni (approximativement 40 %) (4) par rapport à la France qui est en récente baisse (de 60 % à 44 %) (5) où l’on paie le retard d’une politique de réduction des risques sûrement efficace mais tardive.
Pour permettre cet accès élargi à la méthadone, la France a fait le choix de réaliser un essai pragmatique pour valider la faisabilité de primo-prescrire la méthadone en ville, c’est à dire un essai réalisé dans les conditions les plus proches possibles de celles dans lesquelles cette stratégie sera appliquée, permettant ainsi de généraliser les résultats observés au contexte français.
Cet essai a donc été fondé sur des critères de sélection « larges » de patients demandeurs de primoprescription, suivis dans les files actives de médecins susceptibles de devenir de primo-prescripteurs (volontaires, avec expérience/formation dans la prise en charge des addictions) afin d’assurer une généralisation des résultats.
La raison principale était d’expérimenter un cadre français pour la prescription de méthadone en médecine générale, cadre qui s’est inspiré des recommandations internationales et de l’expérience écossaise en particulier, dont la formation des médecins prescripteurs, la prise en charge partagée (médecin-pharmacien-patient), la supervision de la prise de méthadone en phase d’induction en pharmacie ont permis de garantir la sécurité (6, 7).
Cependant, ce choix a retardé de plusieurs années l’accès à la méthadone pour les usagers nécessitant ce médicament, dans les zones géographiques desservie par les Centres de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA), avec les conséquences en santé publique que tout le monde connaît : persistance de l’injection pour certains patients traités par buprénorphine, pas d’accès à la méthadone dans les zones rurales.
C’est le prix que nous avons fait payer aux usagers de drogues nécessitant la méthadone et à certains professionnels de santé engagés dans la prise en charge de la dépendance et impuissants devant la demande de leurs patients.
La méthodologie des essais pragmatiques est peu connue des cliniciens et des chercheurs. C’est pourtant un outil intéressant pour prendre des décisions en santé publique comme souligné dans le rapport de l’HAS (8) et dans le document officiel CONSORT (Consolidated Standards of Reporting Trials) pour les essais pragmatiques (9).
Le protocole de Méthaville suit les règles établies dans le CONSORT et il a été validé par des experts nationaux et internationaux.
Les objectifs des essais pragmatiques sont différents de ceux des essais explicatifs classiques qui souvent sont réalisés dans des conditions éloignées de la vraie vie. Leur but n’est pas d’évaluer l’efficacité intrinsèque d’une molécule mais d’évaluer « l’intérêt » de deux ou plusieurs stratégies pour pouvoir ensuite faire des recommandations sur la prise en charge de patients. Par exemple, même s’il y a un critère de jugement principal, d’autres critères comme l’engagement jusqu’à la fin de la phase d’induction, le maintien en traitement (ou rétention), la consommation d’autres substances et les délits sont également importants à mesurer.
Dans le contexte d’un essai pragmatique, le critère principal de jugement ne pouvait pas être fondé sur des bandelettes urinaires qui, bien que mises à disposition des médecins pour l’essai, restent un outil très peu utilisé dans la pratique courante en médecine de ville. Ainsi, obliger les médecins à utiliser ces tests urinaires aurait modifié leur pratique et la relation avec leur patient et surtout n’a pas de sens, si en pratique cette stratégie n’est pas utilisée.
Le critère de jugement principal a donc été la consommation d’opiacés non prescrits déclarée par le patient à l’enquêteur ou à son médecin après un an de traitement par méthadone.
Cette approche a permis d’assurer le bon déroulement de l’étude et de ne pas modifier la qualité de la relation médecin-patient qui reste un pilier de l’efficacité du traitement comme cela a été montré dans un article récent (10).
Même si les bandelettes sont capables de documenter les consommations récentes (dans les 3 derniers jours) de produits, elles ne peuvent pas être considérées comme un « gold standard », les usagers pouvant s’organiser pour être négatifs aux tests urinaires.
Les déclarations des patients, comme les bandelettes, peuvent conduire à une sous-estimation de la consommation d’opiacés, mais cette sous-déclaration est identique dans les deux groupes et n’affecte pas les comparaisons entre eux.
Les questions utilisées pour évaluer la consommation d’opiacés non prescrits sont basées sur l’Opiate Treatment Index (OTI)11, qui est un outil dont la validité psychométrique a été largement établie et cette validité justifie son utilisation dans l’étude selon les recommandations de Chassany et al. (12)
Les patients dans les deux bras étaient complètement comparables avant la prescription de méthadone en termes d’âge, sexe, caractéristiques sociodémographiques, âge d’initiation de la consommation de drogues, antécédents de traitement (traités ou non par buprénorphine), pratiques addictives.
L’analyse faite par la commission souligne qu’un résultat n’a pas reçu l’importance qu’il méritait : l’acceptabilité du patient et son engagement dans la prise en charge jusqu’à la fin de la phase d’induction, qui est sûrement un critère bien plus pertinent que la consommation d’opiacés non prescrits et reste le critère le plus important pour décider d’élargir la primo-prescription en ville. Or, l’étude montre que dans le bras CSAPA, il y a une proportion significativement plus importante (par rapport au bras « médecine de ville ») de patients qui refusent de commencer le traitement ou qui « sortent » de l’étude avant de terminer la phase d’induction (13).
L’engagement dans la prise en charge des patients assure l’acceptabilité du cadre de prescription établi pour la médecine de ville (proposé par le groupe TSO) et sa capacité à attirer des usagers qui, sans ce cadre, resteraient en dehors d’une prise en charge adéquate de leur dépendance aux opiacés et seraient donc plus à risque de contamination infectieuse, de mortalité et d’incarcération.
Pour conclure, en tant que chercheuse investie dans l’évaluation d’innovations thérapeutiques et d’interventions pour les usagers de drogues, je recommande aux décideurs politiques d’utiliser davantage les résultats sur l’engagement dans les soins mis en évidence par l’étude Méthaville ainsi que les résultats de la littérature internationale sur les bénéfices de l’accès à la méthadone en médecine générale : moins de risque de mortalité, plus d’insertion sociale, moins de délits liés aux drogues et surtout le plus important, une meilleure qualité de vie pour le patient.
L’auteur de cet article, produit en réaction à un mail (e-dito n° 1) envoyé par la rédaction à ses lecteurs en juillet 2014, n’a aucun lien d’intérêt avec le titulaire de l’AMM de la méthadone (AssistancePublique des Hôpitaux de Paris) ou la firme exploitante (Bouchara-Recordati).
Notes
- (1) Gossop M, Marsden J, Stewart D, Lehmann P, Strang J. Methadone treatment practices and outcome for opiate addicts treated in drug clinics and in general practice: results from the National Treatment Outcome Research Study. The British journal of general practice : the journal of the Royal College of General Practitioners 1999; 49(438): 31-4.
- (2) Gossop M, Marsden J, Stewart D, Rolfe A. Patterns of improvement after methadone treatment: 1 year follow-up results from the National Treatment Outcome Research Study. Drug and alcohol dependence 2000; 60(3): 275-86.
- (3) Gossop M, Trakada K, Stewart D, Witton J. Reductions in criminal convictions after addiction treatment: 5-year follow-up. Drug and alcohol dependence 2005; 79(3): 295-302.
- (4) http://www.hpa.org.uk/webc/HPAwebFile/HPAweb_C/1317135237219
- (5) BEH, COMPORTEMENTS À RISQUE ET PRÉVENTION DANS DES POPULATIONS PARTICULIÈREMENT EXPOSÉES AU VIH, AUX IST ET AUX HÉPATITES, N° 39-40 – 26 novembre 2013
- (6) http://www.health.vic.gov.au/dpu/downloads/guidelines-methadone.pdf
- (7) Provision of Methadone Treatment in Primary Care Medical Practices Review of the Scottish Experience and Implications for US Policy Michael Weinrich, MD; Mary Stuart, ScD. JAMA. 2000;283(10):1343-1348. doi:10.1001/jama.283.10.1343
- (8) http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2012-01/etudes_post_inscription_technologies_sante.pdf
- (9) Improving the reporting of pragmatic trials: an extension of the CONSORT statement BMJ 2008; 337 doi(Published 11 November 2008) Cite this as: BMJ 2008;337:a2390Merrick Zwarenstein, director123, Shaun Treweek, senior research fellow45, Joel J Gagnier, post-graduate fellow56, Douglas G Altman, director7, Sean Tunis, director8910, Brian Haynes, Michael Gent professor and chair11, Andrew D Oxman, senior researcher5, David Moher, senior scientist1213for the CONSORT and Pragmatic Trials in Healthcare (Practihc) groups
- (10) Lions C, Carrieri MP, Michel L, Mora M, Marcellin F, Morel A, Spire B, Roux P; Methaville Study Group. Predictors of non-prescribed opioid use after one year of methadone treatment: an attributable-risk approach (ANRS-Methaville trial). Drug Alcohol Depend. 2014 Feb 1;135:1-8. doi: 10.1016/j.drugalcdep.2013.10.018. Epub 2013 Oct 31.
- (11) THE OPIATE TREATMENT INDEX (OTI). MANUAL
- (12) Chassany O. et al. Patient-Reported Outcomes: The Example of Health-Related Quality of Life—A European Guidance Document for the Improved Integration of Health-Related Quality of Life Assessment in the Drug Regulatory Process. Drug Information Journal (2002).
- (13) Roux P et al.: methadone induction in primary care for opioid dependence: a pragmatic randomized trial (ANRS methaville); oral presentation at Global addiction conference, Rome June 2014