Cet article a été rédigé à partir d’une communication faite par le Dr Philippe LE FERRAND à la Société de Neuro-psychiatrie de l’Ouest en janvier 2004.
Résumé
L’étude analyse l’usage d’opiacés dans une population de personnes pharmacodépendantes au moment d’une demande de prescription de méthadone. Elle met en lumière une continuité entre un usage simple d’héroïne et le soin proprement dit avec des pratiques comme la « gestion du manque » et « l’automédication ». Ces pratiques soulèvent toutefois de nouveaux problèmes, comme l’usage intraveineux du médicament de substitution et le phénomène de revente de ces produits.
Ce travail effectué au C.S.S.T. de Rennes analyse l’usage d’opiacés au moment d’une demande de méthadone. Elle prend pour angle de vue l’existence d’une prise d’opiacé quelle qu’elle soit, indépendamment de sa signification en termes de toxicomanie, de soin, d’automédication ou de gestion du manque. Il s’agit simplement de faire une photographie de la relation entre une personne et un opiacé à ce moment donné particulier d’une demande de méthadone.
L’objectif est de comprendre le cheminement qui mène vers une demande de méthadone.
L’étude
L’étude s’est déroulée sur une période de 6 mois, de septembre 2002 à février 2003.
Nombre de patients : 60 (49 hommes, 11 femmes)
Durant cette période, 60 personnes ont formulé une demande de méthadone. Il s’agissait d’hommes en majorité (80%). La répartition par âge se fait selon le tableau suivant :
L’âge moyen est de 27 ans.
Au moment de la consultation, différents opiacés étaient utilisés et posaient suffisamment de désagréments à l’utilisateur pour motiver une demande de méthadone.
1. Produits principaux et secondaires
Une minorité des demandeurs (28%) faisait usage principal d’héroïne.
Une majorité (72%) prenait un médicament de substitution (buprénorphine, méthadone, sulfate de morphine), insatisfaisant pour des raisons différentes en fonction du produit :
- le problème de l’injection. Il concerne la buprénorphine et le sulfate de morphine.
- les problèmes liés à l’usage de substances achetées dans la rue, autrement dit le coût et les aléas d’approvisionnement. Ils concernent la méthadone et le sulfate de morphine.
- la déception vis-à-vis du produit de substitution actuel. Elle concerne le sulfate de morphine et la buprénorphine.
Opiacé initial
L’opiacé initial est l’héroïne chez 85 % des patients. Malgré le phénomène de revente de produit de substitution, peu de personnes ont une dépendance iatrogène. On peut toutefois noter le nombre non négligeable de personnes dépendantes à la buprénorphine (13 %) qui n’avaient pas fait usage d’héroïne avant et qui sont devenues dépendantes en consommant la substance achetée dans la rue.
L’injection intraveineuse de l’opiacé est le principal problème motivant une demande de méthadone. Elle concerne 60 % des demandeurs.
L’injection intraveineuse d’opiacé concerne l’héroïne, le sulfate de morphine, la buprénorphine.
Parmi ceux-ci :
- 94 % des usagers de sulfate de morphine l’injectent (18 sur 19)
- 70 % des usagers de buprénorphine l’injectent (12 sur 17)
- 29 % des usagers d’héroïne l’injectent (5 sur 17)
La méthadone n’est pas injectée.
L’injection de produit de substitution concerne donc 86 % des injecteurs alors que l’héroïne ne concerne que 14 %. La plupart des demandeurs ont un multi usage que l’on peut différencier en fonction du produit principal et du produit d’appoint.
Le produit secondaire
Les produits secondaires actuels sont :
- l’héroïne pour 22 personnes
- la buprénorphine pour 9 personnes
- le sulfate de morphine pour 3 personnes
- la méthadone de rue pour 12 personnes
- pas de produit secondaire pour 14 personnes
Lorsque le produit principal est l’héroïne, seulement 18 % ont un usage uniquement d’héroïne, 82 % gèrent les périodes de manque avec des produits de substitution achetés dans la rue (méthadone, sulfate de morphine, buprénorphine) ou prescrits (buprénorphine, sulfate de morphine).
Lorsque le produit principal est la méthadone achetée dans la rue, la moitié des personnes qui en font usage continuent néanmoins à prendre de l’héroïne occasionnellement, d’autres font usage de buprénorphine en raison des difficultés à trouver ce médicament chaque jour.
Le coût de la méthadone de rue, les aléas de la revente mais également un souhait d’une aide médico-psychologique sont les principaux moteurs de la demande de méthadone.
Lorsque le produit principal utilisé est le sulfate de morphine, la moitié de ces usagers continue de prendre de l’héroïne occasionnellement, en injection.
Lorsque le produit principal est la buprénorphine, 44 % des personnes qui en font usage continuent de prendre de l’héroïne, 33 % ne prennent que ce produit de substitution : dans ce cas, la demande de méthadone est essentiellement liée au problème de l’injection.
Le multi usage concerne en tout 95 % des demandeurs, l’usage de l’héroïne seule, 5 %.
2. Durée d’usage et demande de traitement par la méthadone
La durée de l’usage du produit principal au moment de la demande de méthadone est variable en fonction du produit en question.
La durée d’usage d’héroïne est :
- de moins d’un an pour 4 personnes
- de un à trois ans pour 9 personnes
- de trois à cinq ans pour 3 personnes
- de plus de cinq ans pour une personne
Pour l’héroïne, la demande de traitement de substitution par méthadone survient dans un délai inférieur à 3 ans pour 76 % des patients. Pour le groupe méthadone, la totalité des personnes qui en font usage vient faire une demande de prescription dans un délai inférieur à un an.
La durée d’usage de sulfate de morphine est :
- de moins d’un an pour 10 personnes
- de 1 à 3 ans pour 9 personnes
Pour le sulfate de morphine, toutes les personnes qui en font usage demandent un traitement par la méthadone dans un délai inférieur à trois ans, dont la moitié dans un délai inférieur à un an.
La durée d’usage de buprénorphine est :
- de moins d’un an pour 3 personnes
- de un à trois ans pour 5 personnes
- de 3 à 5 ans pour 2 personnes
- plus de 5 ans pour 8 personnes.
Pour la buprénorphine, la durée de l’usage est variable. La moitié des patients bénéficiant de ce traitement en prend depuis plus de 5 ans.
Pour la méthadone, toutes les personnes qui en font usage viennent faire une demande de prescription dans un délai inférieur à un an.
Le délai de prise régulière de médicament de substitution après le début d’usage d’héroïne est variable en fonction du produit de substitution en question :
Pour la méthadone, sur 7 personnes qui en faisaient usage :
- 4 ont pris de l’héroïne entre 1 et 3 ans
- 2 ont pris de l’héroïne entre 3 et 5 ans
- 1 a pris de l’héroïne depuis plus de 5 ans.
Pour le sulfate de morphine, sur les 19 personnes qui en faisaient usage :
- 5 prenaient de l’héroïne depuis moins d’un an
- 8 ont pris de l’héroïne entre 1 et 3 ans
- 2 ont pris de l’héroïne entre 3 et 5 ans
- 4 depuis plus de 5 ans
Pour la buprénorphine, sur les 17 personnes qui en faisaient usage :
- 1 prenait de l’héroïne depuis moins d’un an
- 5 ont pris de l’héroïne entre 1 et 3 ans
- 4 ont pris de l’héroïne entre 2 et 3 ans
- 5 depuis plus de 5 ans.
3. Analyse des résultats
On constate que l’usage de médicaments de substitution survient assez rapidement après le début de la consommation d’héroïne. La moitié des personnes prenant un médicament de substitution ont eu une consommation d’héroïne inférieure à trois ans. Les résultats mis en lumière par cette étude sont difficiles à interpréter en terme de santé publique. Ils mettent en évidence un phénomène de continuité entre l’usage simple d’héroïne, la pratique de gestion du manque, l’automédication, la prescription de maintenance et la prise en charge médico-psycho-sociale classique.
On peut ainsi repérer une sorte de trajectoire et d’évolution dans les comportements.
- Après une période de une à deux années d’usage d’héroïne, il y a usage de médicaments de substitution achetés dans la rue pour pallier le manque.
- Dans un deuxième temps, il y a officialisation de la prise de médicament de substitution par une prescription en médecine de ville (buprénorphine, sulfate de morphine).
- Dans un troisième temps, ces personnes formulent une demande de méthadone à cause des problèmes occasionnés par le mésusage des médicaments de substitution.
L’injection est le problème majeur motivant la demande. Elle est quasi systématique avec le sulfate de morphine et très fréquente avec la buprénorphine.
Le phénomène de revente de médicament de substitution constitue une cause importante de l’orientation vers le centre méthadone, pour la méthadone de rue bien sûr, mais également le sulfate de morphine. La moitié des personnes qui font usage de sulfate de morphine l’achètent dans la rue, et sur les 17 personnes qui font usage de Subutex®, deux seulement l’achètent dans la rue.
Une troisième cause enfin de l’orientation vers le centre méthadone est le sentiment de lassitude face à une situation où la substitution prescrite ou d’automédication ne permet pas d’améliorer le phénomène de poly-consommation qui se chronicise bien que la consommation d’héroïne ait diminuée.
Commentaire
L’introduction des médicaments de substitution dans la prise en charge des toxicomanes a profondément modifié leur comportement dans ce qu’on décrit classiquement comme la trajectoire du toxicomane.
Avant l’utilisation de ces médicaments, l’évolution comportementale se déroulait en trois phases décrites par Olivenstein :
- la phase de lune de miel
- la phase de « galère »
- la phase de demande de sevrage
La phase de lune de miel était caractérisée par l’usage hédonique de l’héroïne. Le toxicomane prenait l’héroïne pour le plaisir et n’envisageait pas d’arrêter sa consommation. La phase de la « galère » était caractérisée par la tolérance au toxique. Le toxicomane prenait la drogue pour ne pas être mal. Le manque était omniprésent.
La phase de demande de sevrage survenait en moyenne 6-7 ans après le début de l’intoxication lorsque le toxicomane était au bout du rouleau et ne voyait pas d’autre issue que la désintoxication à l’hôpital ou en post-cure. L’alternance des sevrages et des rechutes marquait cette période. L’évolution se faisait vers une augmentation de la durée des périodes d’abstinence ou le passage vers l’usage d’alcool ou de codéine.
Actuellement les frontières entre ces trois phases semblent beaucoup plus floues. La durée de l’usage de l’héroïne uniquement est beaucoup plus courte alors que son usage associé à des médicaments de substitution semble être la règle. On peut émettre l’hypothèse que l’usage des médicaments de substitution achetés dans la rue prolonge la phase de « lune de miel » tout en atténuant la phase de la « galère ».
Dans une hypothèse optimiste, cet usage de médicament de substitution constituerait une automédication et un premier accès au soin dans son rôle de limitation des dommages. Dans une hypothèse pessimiste, l’usage de la substitution entretiendrait l’héroïnomanie puisqu’il en retire un inconvénient majeur : le manque.
Quelle que soit l’hypothèse retenue, la question est celle du regard porté sur la consommation de stupéfiant et sur le rôle du médecin face à un usage d’opiacé qui peut être tour à tour une drogue et un médicament en fonction du point de vue.
Conclusions
L’héroïne n’est pas la seule substance à l’origine d’une demande de prescription de méthadone. Les médicaments de substitution prescrits ou achetés dans la rue soulèvent ainsi de nouveaux problèmes sanitaires dont le principal est la pratique de l’injection intraveineuse. Le phénomène de revente serait à analyser en terme de santé publique : faut-il y voir une pratique qui accélère la prise de contact avec le milieu sanitaire ou au contraire un comportement qui entretient l’usage d’héroïne contrôlé.
La substitution avec le sulfate de morphine soulève beaucoup d’interrogations en raison notamment de son usage massif en intraveineux et des risques de surdosage que cela implique.