Malgré son statut de drogue licite et culturellement bien implantée, l’alcool est clairement le produit d’addiction le plus dangereux pour le fœtus. Une consommation modérée ou forte d’alcool pendant la grossesse peut être responsable d’un ensemble plus ou moins complet d’anomalies malformatives et dysmorphiques, d’un retard de croissance pré et post-natal et de troubles du développement neurologique, cognitif et comportemental, qui peuvent être isolés [1,2].
La publication fin 2010 de deux études, une anglaise en preprint [3] et une autre, australienne [4], ont provoqué une forte agitation médiatique dans la presse écrite et parlée grand public et des réactions fortes de la communauté scientifique [5,6].
Ces deux études ne trouvaient pas de liens statistiques significatifs entre des consommations modérées d’alcool pendant la grossesse (entre 1 et 7 verres standard par semaine) et la survenue de conséquences développementales à long terme (respectivement 5 ans et 14 ans). Par contre, une autre étude montrant un risque accru de leucémies après exposition in utero à l’alcool [7] n’a eu aucun écho médiatique.
L’explication semble bien être que la recommandation « zéro alcool pendant la grossesse » est vécue comme une contrainte excessive par le public et les journalistes, comme le montre bien l’étude de Stéphanie TOUTAIN [8].
La Revue Prescrire a publié en 2011 [9] une analyse critique de la littérature ; leurs conclusions étaient qu’il y a peu de preuves qu’une consommation faible et irrégulière d’alcool puisse représenter un grave danger pour le développement de l’enfant.
Une autre série d’articles ont été publiés en 2012 dans le British Journal of Obstetric and Gynecology par une équipe danoise [10-14] allant dans le même sens.
L’analyse d’une cohorte de plus de 1500 dyades mère-enfant n’a pas retrouvé de différences significatives avec un groupe témoin pour, à l’âge de 5 ans, le QI, les fonctions exécutives et les capacités attentionnelles, après des épisodes d’alcoolisation aigüe en début de grossesse ou la consommation « modérée » (5 à 8 verres de 12g d’alcool pur par semaine) en début et milieu de grossesse.
Une réponse a suivi très vite de S. ASTLEY et T. GRANT de L’Université de Washington [15] : l’âge de 5 ans est trop précoce pour dépister un éventuel impact cérébral sur des tâches complexes.
Une première série de commentaires concerne les critiques méthodologiques dont :
- la puissance statistique selon la taille des cohortes et des sous-groupes ;
- les biais induits par les refus de participation et les perdus de vue, souvent issus des populations les plus à risque ;
- les modalités de mesure de l’intensité de la consommation des femmes enceintes : outre les biais induits par le caractère déclaratif des consommations décrites et de l’absence de critères objectifs, les études récentes de CM O’Leary et coll. [16,17] ont montré que les résultats pouvaient être différents selon la méthode de classification de la consommation maternelle ; il n’est, en outre, pas toujours clair de savoir si les femmes « abstinentes » l’étaient à la conception ou le sont devenues à la découverte de la grossesse ;
- l’âge auquel les évaluations sont faites, des troubles du développement pouvant se révéler tardivement [18] ;
- la prise en compte plus ou moins réelle des autres facteurs pouvant influer sur le développement de l’enfant :
- autres produits consommés et en particulier le tabac dont l’effet est difficile à faire émerger compte tenu de la très grande fréquence de l’association ;
- environnement socio-culturel : les femmes ayant des consommations « modérées » sont de plus haut niveau socio-culturel que celles qui sont abstinentes ou qui ont de fortes consommations [3, 4].
Une 2ème approche concerne la gestion individuelle des risques
Dans les cohortes, il est clair que les SAF complets et les malformations correspondent le plus souvent à de fortes consommations et que les consommations maternelles occasionnelles faibles, avec des seuils variables selon les études, n’ont pas de conséquences mesurables significatives sur le développement des enfants [3, 4, 16, 17]. Certains effets n’apparaissent que tardivement [16, 17].
Surtout, il existe de très grandes différences individuelles génétiques du métabolisme de l’alcool, de la femme enceinte et du ou des fœtus ; par exemple, dans l’étude de AL Boyles et coll. [19], l’augmentation de l’incidence des fentes palatines après exposition in utero à l’alcool n’est significative que pour les femmes et fœtus présentant le génotype de la forme lente de l’alcool-déshydrogénase.
Les données expérimentales évoquent l’existence de périodes courtes d’extrême vulnérabilité de la maturation cérébrale.
Enfin, une revue systématique suédoise de la littérature internationale a montré que de faibles consommations (1 à 4 verres par semaine) pouvaient avoir des conséquences peu fréquentes mais réelles, surtout comportementales [20].
Il reste donc vrai que l’on est incapable de définir une dose seuil sans aucun danger pour aucun enfant. Enfin, laisser entendre que les femmes enceintes pourraient sans danger « boire un petit verre de temps en temps » serait perdre l’avantage du caractère repérable par toutes du conseil d’abstinence ; lui substituer une limite de sécurité floue favoriserait tous les risques de dérapage en termes de volume réel des « verres » consommés, y compris sous forme de cuites, qui, même occasionnelles, provoquent un risque réel [6, 7].
Par contre, le discours vis-à-vis d’une femme enceinte inquiète d’avoir consommé sera d’autant plus rassurant qu’elle aura moins consommé. Il importe de bien distinguer le discours général de prévention et le dialogue singulier d’un professionnel et d’une femme enceinte.
Pour conclure, il me semble que « si vous ne voulez prendre aucun risque pour votre bébé, il vaut mieux ne pas consommer de boissons alcoolisées pendant la grossesse » pourrait être un message de prévention plus efficace que « zéro alcool pendant la grossesse » dont la formulation abrupte peut être contre-productive [8,9].
Bibliographie
- (1) CARSON G, COX LV, CRANE J, et al. Directive clinique de consensus sur la consommation d’alcool et la grossesse. J Obstet Gynecol Canada 2010; 32 (suppl 3): S1-36.
- (2) INSERM: expertise collective. Alcool- effets sur la santé. Chapitre 7. Exposition prénatale à l’alcool: données biologiques (pp. 119-42). Chapitre 8. Exposition prénatale à l’alcool: données épidémiologiques. 1 vol., INSERM éd., Paris 2001.
- (3) KELLY YJ, SACKER A, GRAY R, et al. Light drinking during pregnancy: still no increased risk for socioemotional difficulties or cognitive deficits at 5 years of age? J Epidemiol Community Health 2012; 66: 41-8.
- (4) ROBINSON M, ODDY WH, Mc LEAN NJ, et al. Low-moderate prenatal alcohol exposure and risk to child behavioural development: a prospective cohort study. BJOG 2010; 117 : 1139-50.
- (5) Fetal alcohol forum. November 2010 – issue 4. The FASD Medical e-network published by NOFASUK www.nofas-uk.org
- (6) LEJEUNE C, MICHAUD P. Femmes enceintes: un p’tit verre de temps en temps? Revue de Médecine Périnatale 2011; 3: 204-5.
- (7) LATINO-MARTEL P, CHAN DSM, DRUESNE-PECOLLO N, et al. Maternal alcohol consumption during pregnancy and risk of childhood leukemia: systematic review and meta-analysis. Cancer Epidemiol Biomarkers Prev 2010; 19: 1238-60.
- (8) TOUTAIN S. Ce que disent les femmes de l’abstinence d’alcool pendant la grossesse en France. BEH 2009; 10-11: 100-2.
- (9) REDACTION ©PRESCRIRE. Grossesse et alcool. Consommation minime et irrégulière: peut-être sans risque. Rev Prescrire 2011; 31: 837-44.
- (10) KESMODEL US, BERTRAND J, STOVRING H, et al. The effect of different alcohol drinking patterns in early to mid pregnancy on the child’s intelligence, attention, and executive function. BJOG 2012; 119: 1180-90.
- (11) KESMODEL US, FALGREEN-ERIKSEN HL, UNDERBJERG M, et al. The effect of alcohol binge drinking in early pregnancy on general intelligence in children. BJOG 2012; 119: 1222-31.
- (12) FALGREEN-ERIKSEN HL, MORTENSEN E, KILBURN T, et al. The effects of low to moderate prenatal alcohol exposure in early pregnancy on IQ in 5-year-old children. Brit J Obstet Gynecol 2012; 119: 1191-200.
- (13) SKOGERBO A, KESMODEL US, WIMBERLEY T, et al. The effects of low to moderate alcohol consumption and binge drinking in early pregnancy on executive function in 5-year-old children. BJOG 2012; 119: 1201-10.
- (14) UNDERBJERG M, KESMODEL US, LANDRO NI, et al. The effects of low to moderate alcohol consumption and binge drinking in early pregnancy on selective and sustained attention in 5-year-old children. BJOG 2012; 119: 1211-21.
- (15) ASTLEY SJ, GRANT T. Another perspective on “The effect of different alcohol drinking patterns in early and mid pregnancy on the child’s intelligence, attention, and executive function”. BJOG 2012; 119: 1672.
- (16) O’LEARY CM, NASSAR N, ZUBRICK RS, et al. Evidence of a complex association between dose, pattern and timing of prenatal alcohol exposure and child behaviour problems. Addiction 2010; 105: 74- 86.
- (17) O’LEARY CM, BOWER C, ZUBRICK RS, et al. A new method of prenatal alcohol classification accounting for dose, pattern and timing of exposure: improving our ability to examine fetal effects from low to moderate alcohol. J Epidemiol Community Health 2010; 64: 956-62.
- (18) ASTLEY SJ. Profile of the first 1 400 patients receiving diagnostic evaluations for fetal alcohol spectrum disorder at the Washington State Fetal Alcohol Syndrome Diagnostic & Prevention Network. Can J Clin Pharmacol 2010; 17: e132-64.
- (19) BOYLES AL, DE ROO LA, LIE RT, et al. Maternal alcohol consumption, alcohol metabolism genes, and the risk of oral clefts : a population-based case-control study in Norway, 1996-2001. Am J Epidemiol 2010; 172: 924-31.
- (20) HOLMGREN S. Low dose alcohol exposure during pregnancy – does it harm? A systematic literature review. Swedish National Institute of Public Health, Östersund 2009, R 2009. 14: 1-36. On line.