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B. Aspects cliniques et thérapeutiques des troubles de l’humeur chez les patients dépendants
B.1. Epidémiologie
La dépression en tant que syndrome est certainement une conséquence psychiatrique habituelle chez les dépendants à l’héroïne (voir tableau 2 pour les détails). Selon les différentes études, un patient dépendant à l’héroïne sur trois est diagnostiqué comme dépressif (93,200,304,324, 332, 352, 383, 386) et les évaluations ont montré des taux de prévalence à vie variant de 60% à 90% (43,141,155,172,240).
Les troubles de la personnalité sont très souvent associés (76,151,171,270,290,320,396), mais les syndromes dépressifs font partie des troubles de l’humeur (5,26,43,55,75,169,171,172,233,249,254,287,307,320,340,378,394). Un épisode de dépression modérée caractérise un patient sur trois parmi ceux qui suivent des traitements à la méthadone 93,192,383 et des taux similaires sont obtenus dans les études réalisées sur des groupes importants de sujets sous prise en charge non médicamenteuse. A titre d’exemple, une dépression a été détectée chez plus de 30% des patients qui ont suivi les programmes de réhabilitation sans médicament dans des appartements thérapeutiques. Les relations entre le taux de dépression et l’histoire naturelle de la dépendance à l’héroïne sont décrites dans le tableau 3.
Tableau 2. Epidémiologie des troubles de l’humeur chez les dépendants à l’héroïne

Tableau 3. Dépression et histoire naturelle de la dépendance à l’héroïne

La fréquence de la dépression ou de la dysthymie atteint souvent 50% et parfois 60% lorsque la prévalence à vie est prise en compte (171,172). 25% (74) d’épisodes de dépressionmajeure apparaissent après les traitements de désintoxication alors que 62% des sujets traitéspar la méthadone développent un épisode de dépression majeure pendant, ou peu après, laréduction de méthadone.
Selon l’étude de Rounsaville (310-317,320,323,325), la prévalence de la dépression majeure chez les dépendants à l’héroïne varie, selon son caractère épisodique ou chronique de 17% à 23%, et de 48% à 70%, respectivement. Les sujets qui commencent spontanément un traitement à la méthadone sont plus susceptibles de présenter une dépression majeure (34% vs. 14% chez les sujets non traités). La dépression est détectée chez plus de 50% des dépendants qui vivent dans la rue (43).
En ce qui concerne l’exaltation de l’humeur, les vrais épisodes maniaques sont relativement rares (0,9% dans la population de la Yale Study). Par ailleurs, des caractéristiques d’hypomanie apparaissent souvent à une fréquence de 7%, et 5,5% de ces dépendants souffrent de troubles bipolaires I ou II 320. Il est intéressant de noter que 3 patients sur les 200 examinés ont présenté des épisodes maniaques à l’arrêt de la méthadone (124). Des résultats comparables ont été retrouvés dans une autre étude qui rapporte 12,4% de dépressions majeures typiques ou atypiques et 5,4% de troubles bipolaires, incluant les troubles cyclothymiques (251,252).
Les données de l’étude PISA-SIA montrent que le taux de troubles bipolaires II est plus élevé, au moins chez les patients non psychiatriques. Il est intéressant de noter que 20% seulement des patients classés initialement comme souffrant de dépression majeure, épisode unique, sans antécédents psychiatriques, conservent le même diagnostic au cours du temps.
D’autre part, 7,5% des patients ayant souffert de dépression majeure, épisode unique, étaient en rémission pendant la durée de l’étude. 2,5% présentaient une dépression majeurerécurrente. Les 37,5% restants souffrant d’épisodes de dépression majeure font, en fait, partie des cas de patients ayant des troubles bipolaires I (2,5%) ou bipolaires II (35%), sur la based’antécédents d’épisodes d’exaltation, spontanés ou iatrogéniques. Les troublescyclothymiques et disthymiques sont rares ; les épisodes psychotiques sont également rares.
La dépression mélancolique est improbable. Au contraire, 87,5% présentent des comportements caractéristiques d’une hyperthymie significative (62,5%) ou d’une dysthymie (25%), ce qui confirme la prévalence du spectre bipolaire (214).
Dans une autre étude réalisée par le même groupe, 45 sujets dépendants à l’héroïne ont été évalués sur la présence et le type de troubles psychiatriques qui ont été divisés en quatre catégories majeures : affectifs, anxieux, psychotiques et polydépendants. La catégorie « affectifs » comprend les troubles bipolaires I, la phase dépressive (55,5%), les troubles dysthymiques (13,3%) ; la catégorie « anxieuse » (4,4% du total) inclut le trouble panique avec ou sans agoraphobie, et le trouble obsessionnel-compulsif ; les syndromes psychotiques (11,1%) et les troubles du contrôle de l’impulsion ont été classés ensemble dans la catégorie psychotique ; la polydépendance qui comprend des cas de dépendance aux anxiolytiques (4,4%) et/ou à l’alcool (11,1%) et reçoit autant d’attention que le DD, s’interprète comme le résultat d’un trouble panique ou d’une phobie sociale sous-jacents (212,213,224).
Des données supplémentaires sont nécessaires pour déterminer, de façon définitive, la prévalence réelle des troubles bipolaires et des troubles unipolaires chez les dépendants à l’héroïne. La faible fréquence des vrais cas d’exaltation de l’humeur ne semble pas compatible avec les effets euphoriques bien connus des opiacés. Sur le plan neurochimique, une augmentation des endorphines a été observée au cours des états maniaques ; de même, sur le plan clinique, les données ont montré que la naloxone, un antagoniste opiacé, possédait des propriétés antimaniaques (377). Le même agent est inefficace chez les patients dépressifs. En termes psychodynamiques, le déni des aspects pénibles de la réalité, l’insistance sur les contingences factuelles et émotionnelles et une attitude d’omnipotence qui sont tous le résultat de la consommation d’héroïne, ressemblent aux caractéristiques psychologiques des états maniaques, malgré l’absence de critères maniaques définis ou de vrais comportements maniaques.
B.2. Evaluation de la dépression chez les patients dépendants
Une évaluation des caractéristiques dépressives chez les patients dépendants devrait toujours prendre en compte la relation entre la symptomatologie dépressive et les états de dépendance.
La dysphorie, par exemple, est un critère important de l’intoxication ou du sevrage aux opiacés (295,394). Des études ont recherché l’impact possible de l’addiction sur les états dépressifs spontanés afin de distinguer les symptômes induits par les substances psychoactives (tels que l’état apathique ou l’épuisement) ou les symptômes liés au sevrage (tels que les troubles du sommeil ou de l’appétit), des autres symptômes qui sont plus proches de ceux d’un trouble dépressif indépendant (tels que la dysphorie ou le désespoir) (316).
D’une façon générale, les trois principaux paramètres de la dépression en tant que maladie sont l’anhédonie, une excitation ou une inhibition psychomotrice et des envies suicidaires.
L’anhédonie, selon Rounsaville, ressemble cliniquement à l’hypophorie que Martin définit comme un critère majeur de l’humeur chez les sujets dépendants à l’héroïne (229). L’hypophorie est un élément important qui conduit dans un premier temps à l’abus de substances psychoactives et, de nouveau, comme élément du syndrome de sevrage secondaire qui peut perdurer pendant des années ou s’exacerber après des années d’abstinence, devenant alors un facteur de risque significatif pour la rechute dans l’addiction. Par ailleurs, une minorité de dépendants dépressifs présentent des tendances suicidaires, ce qui suggère que les tendances suicidaires apparaissent indépendamment de l’addiction et des autres critères dépressifs très présents chez les dépendants à l’héroïne. La prévalence des caractéristiques dépressives chez les patients dépendants à l’héroïne ne peut pas être expliquée seulement comme résultat de l’intoxication ou du sevrage (340). La sévérité moyenne des symptômes est comparable à celle observée chez les patients dépressifs non dépendants qui tentent ou commettent un suicide (249).
En conclusion, la relation entre l’addiction à l’héroïne et la dépression apparaît très complexe.
Plusieurs auteurs recommandent d’observer les patients au cours de la période sans substances avant de définir toute comorbidité psychiatrique ou d’envisager une prise en charge thérapeutique spécifique. En effet, les troubles de l’humeur et les symptômes anxieux s’expliquent souvent par un état d’intoxication ou de sevrage. Chez les alcooliques, par exemple, il est recommandé d’observer les alcooliques abstinents pendant au moins 4 semaines avant de définir la présence de pathologies associées et donc d’initier un traitement psychotrope chez le patient (204). Une période d’observation de 6 mois est nécessaire pour une bonne évaluation de la dysthymie. En règle générale, quand il existe des antécédents familiaux de troubles psychiatriques chez les sujets pour lesquels le diagnostic est douteux, un traitement psychotrope est approprié (253,254,267,268).
B.3. Antécédents familiaux des troubles de l’humeur
Plus de 19% des consommateurs de cocaïne et 17,5% des consommateurs d’opiacés ont des antécédents familiaux de troubles de l’humeur (382). Les parents des consommateurs de cocaïne ont un plus grand risque de troubles unipolaires et bipolaires que les parents des nondépendants (382). Les frères ou soeurs de dépendants à l’héroïne dont les parents ont souffert de dépression ont un risque élevé de troubles de l’humeur et/ou de troubles anxieux.
Les frères ou soeurs des dépendants à l’héroïne dépressifs sont plus susceptibles que les frères ou sœurs des dépendants non dépressifs de développer un trouble de la personnalité, tel que la personnalité antisociale, et ont un comportement social et intellectuel limité.
Dans l’échantillon des dépendants à l’héroïne de l’étude PISA-SIA, des antécédents familiaux (premier ou deuxième degré de parenté) de maladie psychiatrique ont été retrouvés chez plus de 70% des sujets. De ces 70%, 30% n’ont pas souffert d’un trouble psychiatrique axe I mais ont un tempérament affectif (hyperthymique ou dépressif). Les 40% restants, en plus de la présence d’antécédents familiaux de maladie psychiatrique, sont eux-mêmes affectés par un trouble psychiatrique majeur (214).
Les études sur les vrais jumeaux ont été principalement orientées sur les problèmes liés à l’alcool : les jumeaux ont le même taux de prévalence de problèmes liés à l’alcool, d’abus et de dépendance à d’autres substances et présentent ou ont présenté durant l’enfance ou l’adolescence une conduite antisociale. Chez les jumeaux monozygotes, la présence d’antécédents familiaux semble favoriser la survenue d’une dépression majeure ou d’un alcoolisme, mais est sans effet pour les autres types d’abus. Certains auteurs soulignent cependant que la fiabilité des résultats est limitée du fait de l’existence d’une différence dans les contextes environnementaux des jumeaux monozygotes et dizygotes étudiés (134,165, 286).
B.4. Nature primaire ou secondaire du trouble de l’humeur associé à la dépendance
Le taux élevé des troubles de l’humeur chez les sujets dépendants à l’héroïne ne semble pas être dû à l’abus d’héroïne. En effet, les épisodes dépressifs sont récurrents tout au long de l’histoire des patients dépendants, même quand ces épisodes précèdent le début de la consommation de substances. La dépression est encore présente au cours du traitement à la méthadone, mais moins que chez les sujets dépendants non traités (82). Dans un groupe de sujets dépendants examinés selon le « Beck Depression Inventory », 60% d’entre eux résentent des symptômes dépressifs au début du traitement à la méthadone, mais ils ne sont plus que la moitié (30%) au cours du traitement. Chez les patients sous méthadone, la dépression survient principalement au cours des deux premiers mois, puis le taux baisse progressivement, ce qui suggère que la plupart des cas de dépression apparaissent en réaction aux conditions sévères de l’addiction et ne sont donc pas induites par les opiacés. La présence de dépression chez les dépendants à l’héroïne semble, cependant, avoir un pronostic négatif.
Les patients, qui sont dépressifs lorsqu’ils commencent le traitement, sont ceux qui présenteront un abus permanent de psychostimulants au cours du traitement, même après une période de six mois (178). La probabilité d’apparition de dépression majeure à l’arrêt du traitement par la méthadone est de l’ordre de 4% (124). Avant le développement des psychotropes, le laudanum était utilisé pour le traitement de la dépression avec des résultats très satisfaisants dans les cas de dépression agitée 373. L’électroconvulsion produit une libération d’endorphines en expérimentation animale et chez l’homme (152). Une posologie plus élevée de méthadone est nécessaire pour la stabilisation des patients dépendants souffrant de maladies mentales associées (principalement des troubles de l’humeur) (224).
Il est difficile de séparer les symptômes induits par les substances et la psychopathologie primaire car il existe un chevauchement important, même sur le plan physiopathologique, entre l’abus de substances et les troubles de l’humeur (87). Les systèmes cholinergiques et aminergiques influencent l’humeur, les émotions et l’activité psychomotrice, et les troubles de l’humeur pourraient résulter d’une interaction anormale entres ces systèmes, ainsi que d’une hypersensibilité des récepteurs cholinergiquesmuscariniques (87). Les médicaments prescrits pour le traitement des troubles de l’humeur sont vraisembablement capables de remédier à cette anomalie. En admettant ce point de vue, l’abus de substances peut être considéré comme une tentative d’automédication contre les troubles psychiatriques autonomes.
La distinction entre les troubles de l’humeur induits par l’héroïne et les tableaux cliniques équivalents est rendue difficile par plusieurs facteurs : un chevauchement symptomatologique important entre troubles de l’humeur et troubles liés à l’abus de substances, l’impossibilité d’obtenir des informations claires et exhaustives sur le passé psychopathologique et sur les comportements de consommation passés, et les différences entre les traitements et les populations à partir desquels les données ont été obtenues (services ambulatoires des patients abstinents, cliniques de méthadone ou centres de traitement, appartements thérapeutiques et unités d’urgence) (59,87,208).
B.5. Impact des troubles de l’humeur associés sur l’évolution naturelle de la dépendance à l’héroïne
Les dépendants dépressifs présentent un niveau plus élevé de consommation récente d’alcool et d’opiacés que les non-déprimés. Les problèmes psychosociaux et légaux résultant de la consommation de substances sont donc plus sévères chez les dépendants déprimés.
Plusieurs études ont montré que la dépression est souvent associée à des événements récents stressants de la vie, absence d’harmonie familiale, problèmes financiers, professionnels et de délinquance (316). L’association de la dépression et de l’inadaptation incite les sujets à une demande de traitement, alors que les problèmes liés à l’usage de la substance ne suscitent pas un comportement de demande de traitement (316).
C’est lorsque surviennent les problèmes légaux et psychosociaux que les sujets dépendants deviennent suffisamment motivés pour demander une intervention médicale. Les patients dépendants qui commencent un traitement, un événement qui généralement marque une phase critique de l’histoire de la dépendance, ont des taux plus élevés de dépression que ceux déjà sous traitement de maintenance à la méthadone (185,292). Deleon désigne ce syndrome dépressif du dépendant sous le nom de « dépression liée aux circonstances » (83,84). Il est intéressant de noter qu’aucune corrélation n’a été trouvée entre les niveaux de la consommation de cannabis et la sévérité des symptômes dépressifs.
La dysphorie peut être un élément déterminant qui conduit les sujets dépendants à demander un traitement. En ce qui concerne la thérapie, les données disponibles montrent que le traitement antidépresseur et la psychothérapie sont efficaces chez les dépendants dépressifs.
Selon les données obtenues par le groupe PISA-SIA, il n’y a aucune différence entre les dépendants avec ou sans troubles de l’humeur associés, sur le plan psychosomatique, sur la typologie des substances consommées au cours de la vie, le nombre des traitements précédents ou les aspects cliniques de la dépendance (par exemple caractéristiques des substances utilisées, des périodes d’abstinence et de la dynamique de l’addiction). Les sujets dépendants avec troubles de l’humeur associés présentent cependant un comportement psychosocial limité mais la dépression elle-même sans consommation de substances est associée à une détérioration psychosociale. En ce qui concerne l’adaptation familiale, ce sont les sujets dépendants qui n’ont pas de troubles de l’humeur associés qui s’adaptent le mieux.
En fait, selon le type de patient dépendant, la dépression semble favoriser les relations familiales, ou bien elle les améliore. Les sujets dépendants avec troubles de l’humeur ont une vie sexuelle peu satisfaisante, dépendant de la nature de la maladie et d’un grand nombre de problèmes légaux. Les sujets dépendants avec un épisode de dépression reçoivent des soins plus importants (avec plusieurs approches thérapeutiques associées) au moins au début (185,292).
Les sujets dépendants à l’héroïne avec troubles de l’humeur associés deviennent plus rapidement dépendants : en fait, même s’ils sont âgés lors de la première consommation de substance ils commencent une consommation régulière plus rapidement. De plus, il a été montré que les sujets dépendants à l’héroïne avec des troubles de l’humeur associés étaient dépendants depuis une durée plus courte lors de leur première demande de traitement (143).
B.6. Consommation de substances psychoactives chez les patients bipolaires
De plus en plus de données montrent que la consommation d’héroïne n’est pas rare chez les patients bipolaires (40,41,144,251,341,360,391). En fait, la fréquence de consommation d’héroïne est de 20% au cours des épisodes dépressifs et de plus de 25% au cours des épisodes maniaques (97). Cependant, quelques études montrent que la consommation d’héroïne au cours de la vie chez les patients avec antécédents de manie est beaucoup plus faible, ne dépassant pas les 5% (247).
L’association des troubles de l’humeur et de la consommation de substances est observée depuis plus de 2000 ans. Platon a souligné que l’alcool était l’une des causes de la manie (6). Soranus, 100 ans ap. JC a déclaré que la consommation excessive d’alcool provoquait souvent des états maniaques (408). Environ 90 ans ap. JC, Aretheus a noté que la manie qu’il décrit comme un état transitoire de délires, peut résulter de la surconsommation de vin ou d’opium (384). Au début du XXème siècle, Kraepelin affirme que la consommation excessive d’alcool observée chez plus de 25% de patients avec psychoses maniacodépressives résulte d’un état de surexcitation psychomotrice (190).
L’utilisation de cannabinoïdes peut induire des syndromes psychotiques avec surexcitation et symptômes hypomaniaques qui s’estompent plus rapidement que dans les états psychotiques spontanés (309). Des cas d’hypomanie ont été décrits comme résultant de l’association disulfirame-marijuana 197 et des syndromes maniaques ont été observés lorsqu’une consommation excessive de marijuana succédait à la prise de la fluoxétine prescrite (358).
Chez les psychotiques chroniques abusant du cannabis, les troubles bipolaires sont plus fréquents que la schizophrénie. Sur le plan clinique, les psychotiques bipolaires dépendants au cannabis montrent des niveaux plus élevés d’agressivité et un degré plus faible de labilité émotionnelle (213). Il existe une relation forte entre la surconsommation de cocaïne, le déficit d’attention avec hyperactivité et les troubles bipolaires (65,387). Des symptômes hypomaniaques sont souvent observés chez les dépendants à la cocaïne (201). La cocaïne est la seconde substance la plus couramment consommée chez les patients bipolaires (30%) après l’alcool (80%), les hypnotiques sédatifs (21%) et les opiacés (13%) (126). Les troubles de l’humeur représentent un facteur de risque pour la consommation et l’abus de substances, en particulier sous la forme de troubles bipolaires qui sont caractérisés par leur apparition précoce et la récurrence des épisodes ou états maniaques mixtes.
B.7. Dépendance et suicide
Dans le traitement de la dépendance, le premier objectif est d’intervenir rapidement quand un patient présente des comportements homicides et/ou des tendances suicidaires, et/ou lorsqu’il est pharmacologiquement instable. Les deux premières situations nécessitent une hospitalisation immédiate dans un département psychiatrique. La troisième peut être prise en charge dans un département hospitalier non psychiatrique. Les altérations de l’humeur liées à l’alcool et les états dépressifs sont de puissants prédicteurs d’actes suicidaires. Ce n’est qu’une fois que ces aspects ont été vérifiés qu’un traitement pour la dépendance peut être commencé.
L’épidémiologie du suicide dans la dépendance aux substances est décrite dans le tableau 4.
90% des sujets dépendants qui ont des antécédents d’actes suicidaires ont aussi un antécédent de dépression (262).
Selon la San Diego Suicide Study (SDS) (303) les dépendants à l’héroïne présentent un risque de suicide important quand ils ont simultanément des troubles de l’humeur associés dont 29% correspondent à une dépression atypique.
Les caractéristiques dépressives transitoires sont très fréquentes chez les patients diagnostiqués comme « dépendants purs » (en moyenne ils présentent 4,1% de symptômes dépressifs) : les comportements suicidaires des sujets dépendants sont donc équivalents aux vrais états dépressifs avec une apparition rapide et une symptomatologie intense qui dure très peu de temps (moins de 15 jours) correspondant au diagnostic d’épisodes dépressifs majeurs (139). Dans tous les cas, la dépendance elle-même comporte un haut risque de suicide. La relation entre l’alcoolisme et le suicide est connue depuis longtemps mais la reconnaissance d’un lien entre le suicide et la dépendance aux opiacés est très récente (23,92). Les études réalisées avant les années 1970 montrent, pour ce qui concerne le suicide, un taux faible (5%) dû probablement à une mauvaise méthodologie des études ou au faible degré de sévérité des premiers signes. L’étude SDS, qui porte sur 283 cas de suicides dans la région de San Diego entre 1981 et 1983, montre une prévalence de 58% de problèmes liés à l’alcool ou à une substance psychoactive (303), ce qui est très supérieur à cette prévalence en population générale (11-18%) (304). Le taux de suicide chez les sujets dépendants (entre 8,2 et 30 pour 100000) est 11 fois supérieur à celui observé dans la population générale (109,147,245). La prévalence à vie des tentatives de suicide varie de 7 à 25% chez les sujets dépendants (109,356,380).
Tableau 4. Dépendance à l’héroïne et comportement suicidaire

Les sujets dépendants commettent ou tentent un suicide pour la première fois avant l’âge de 40 ans, un âge inférieur à celui observé chez les alcooliques ou dans la population générale (371). 50% des sujets dépendants commettent ou tentent un suicide pour la première fois à un âge inférieur à 28 ans (34). L’étude SDS montre aussi que 67% des sujets jeunes (moins de 30 ans) qui commettent un suicide sont dépendants à l’héroïne alors que les dépendants suicidaires ne représentent que 46% de l’ensemble des plus de 30 ans qui commettent un suicide et 14% des suicidaires de plus de 40 ans.
Les difficultés psychosociales précoces dont témoignent la vie en institution, le placement en famille d’accueil, le diagnostic de déficit de l’attention avec hyperactivité, les antécédents familiaux de suicides, la dépendance à l’alcool et la dépression semblent toutes être des facteurs de risque pour des actes suicidaires chez les sujets dépendants à l’héroïne et résultent soit d’une potentialisation narcotique soit d’un manque de contrôle de l’agressivité (106,232,356). Les sujets dépendants à l’héroïne rapportent une consommation récente de 3,6% en moyenne de différentes substances ; 84% ont consommé de l’alcool, de l’héroïne et des psychotropes ensemble, alors que seulement 8% n’avaient consommé que de l’alcool et 8% étaient uniquement dépendants aux opiacés (106). Des tendances suicidaires peuvent aussi être présentes chez les sujets dépendants non dépressifs particulièrement lorsque la dépendance est associée à une absence d’environnement familial, une inadaptation psychosociale sévère et une polydépendance (248).
En ce qui concerne la polydépendance, la surconsommation de cannabis ou de substances hallucinogènes induit un risque plus faible de suicide que la consommation excessive associée d’alcool, d’héroïne, de cocaïne et de tabac (68,366). Les caractéristiques des sujets dépendants à l’héroïne et suicidaires varient en fonction du sexe : les femmes ont tendance à l’abus de médicaments, présentent des caractéristiques de personnalité limite, ont des antécédents de tentatives de suicide et déclarent des envies suicidaires. Chez les DD dépendants suicidaires, le trouble associé de l’axe I précède généralement l’addiction (288).
En ce qui concerne le type de troubles de l’humeur qui induit le plus grand risque de suicide, il est observé que les patients bipolaires I, sauf s’ils présentent d’importants antécédents d’épisodes mixtes, présentent une tendance à être à haut risque de polydépendance mais ne commettent pas de suicide : au contraire, les patients dépressifs et dysphoriques, qu’ils soient non bipolaires, bipolaires II ou bipolaires I avec des caractéristiques mixtes sont prédisposés au suicide (366).
Sur le plan thérapeutique, un traitement antidépresseur efficace réduit la probabilité de suicide chez les sujets dépendants à l’héroïne et dépressifs (130). Selon les observations du Groupe PISA-SIA, les patients traités par naltrexone présentent un risque plus élevé de suicide alors que le traitement par la méthadone semble les protéger de ce risque (250).
B.8. La dépendance à l’héroïne et ses conséquences sur l’humeur
Les opiacés produisent généralement des troubles de l’humeur au cours de l’intoxication alors que leur utilisation chronique induit une chute des décharges noradrénergiques dans le système nerveux central. A la différence des autres substances, les opiacés n’induisent généralement pas de symptômes psychotiques. L’utilisation de substances au cours d’épisodes maniaques peut résulter de la perte d’inhibition, de l’impulsivité, de la perte de jugement ou de l’absence de prudence. Les patients qui présentent des épisodes mixtes sont deux fois plus susceptibles d’utiliser des substances que les sujets normaux. La phase de changement peut être extrêmement désagréable et conduire à l’utilisation de substances en automédication.
Certains auteurs pensent à l’inverse qu’une modification de l’humeur peut se développer comme conséquence de la neuro-adaptation du système nerveux central à l’exposition chronique à l’héroïne. L’hypothèse principale est que la dépression induite par l’héroïne provient des altérations fonctionnelles des systèmes endorphinergiques, noradrénergiques et hypophyso-médullo-surrénalien. L’adaptation à l’utilisation prolongée d’héroïne peut se poursuivre pendant plusieurs mois après le sevrage et peut expliquer ce qui est cliniquement décrit comme l’hypophorie (229).
Depuis 1942, il a été décrit que les dépendants à l’héroïne sevrés présentent un « syndrome de sevrage prolongé » ou un « postsyndrome de sevrage » avec des symptômes de dépendance résiduels chroniques et souvent invalidants (227,228,230,272). Le tableau clinique est dominé par un syndrome organique de l’humeur qui est sensible à la méthadone et qui représente un facteur de risque crucial pour la rechute dans la consommation d’héroïne. En effet, la dysphorie est généralement associée à une augmentation du craving et de recherche de substances. La rechute dans la consommation d’héroïne suivie par l’apaisement de la dysphorie conduit à réactiver le cercle vicieux de la dépendance, même lorsque d’autres aspects du manque précoce ou prolongé sont absents. Des troubles de l’humeur apparaissent aussi au cours du sevrage aux opiacés.
La dépression semble apparaître de façon plus fréquente chez les sujets dépendants en fin de traitement par la méthadone (60%) que chez ceux qui commencent ce traitement après avoir arrêté l’héroïne (25%) (74). Ceci s’explique facilement par le fait que les sujets dépendants présentant des troubles de l’humeur s’engagent dans des programmes de traitement par la méthadone car c’est le seul traitement qui s’est montré efficace pour restaurer le déséquilibre opiacé lié à l’héroïne et contrôler la psychopathologie associée. Il est donc probable que les troubles de l’humeur qui conduisent les sujets à suivre un traitement à la méthadone réapparaîtront lorsque la stabilisation thérapeutique aura été atteinte.
B.9. Le traitement des troubles de l’humeur chez les sujets dépendants à l’héroïne
La réduction de la prise d’opiacés peut elle-même être à l’origine de troubles psychiatriques (manie, dépression, psychose) qui risquent de conduire le sujet à une rechute dans la consommation d’héroïne. Quand les troubles de l’humeur ne sont pas liés à la surconsommation d’une substance, les psychiatres doivent être prudents quant à l’utilisation de médicaments et prendre en considération les interactions possibles avec d’autres psychotropes (telles les benzodiazépines). Les IMAO (inhibiteurs de la monoamine oxydase) doivent être évités afin de prévenir les interactions avec la cocaïne, l’héroïne et les autres substances psychotropes (174,177,397). D’une façon générale, les benzodiazépines à action rapide (diazépam, alprazolam) doivent aussi être évitées car elles risquent d’induire une dépendance.
L’utilisation des benzodiazépines à action lente (oxazépam, clorazépate) présente moins de risque, au moins chez des patients sélectionnés et sous contrôle médical. La présence de tout autre psychotrope devra être recherchée par une analyse d’urine. Chez les patients sous méthadone qui sont dépendants à l’héroïne et aux benzodiazépines, on peut avoir recours au clonazépam, une benzodiazépine puissante à effet rapide et à longue durée d’action qui n’induit pas de dépendance, en remplacement d’autres produits (132,331).
La dépendance à l’alcool, à la cocaïne ou à d’autres substances est une complication fréquente de la dépendance aux opiacés. Lorsqu’ils ont commencé leur traitement, 60% des patients sous méthadone étaient dépendants à la cocaïne. Une consommation excessive de cocaïne est retrouvée chez près de 40% des sujets dépendants à l’héroïne, la surconsommation d’alcool pose des problèmes dans 15 à 30% des cas et celle de benzodiazépines est assez courante (11,16,20,354). Des données comparables ne sont pas disponibles chez les patients sous naltrexone.
La prise en charge de sujets dépendants souffrant de troubles psychiatriques associés requiert une attention spéciale car l’intervention sur la seule dépendance à l’héroïne, même si elle est efficace, ne pourra résoudre la dépendance aux autres substances. Ces patients requièrent une surveillance étroite (alcootest quotidien, analyses d’urines deux fois par semaine), des séances de soutien psychologique plus fréquentes, un accès direct à des groupes d’entraide (tels les Alcooliques Anonymes) et un traitement pharmacologique spécifique (disulfirame, par exemple) (357).
Deux études ont montré que le traitement par de fortes doses de méthadone, associé à des contrôles médicaux fréquents, favorise la diminution de la consommation de cocaïne. En règle générale, les patients dépendants à l’héroïne ou à d’autres substances, les dépresseurs du système nerveux central en particulier, devraient être stabilisés sous méthadone puis progressivement sevrés des autres substances. Toutes les tentatives pour traiter les différentes dépendances en une seule fois sont vouées à l’échec. Il est donc recommandé de traiter les différentes dépendances une par une (357).
B.9.a. Les antidépresseurs
Malgré la fréquence des troubles dépressifs chez les sujets dépendants à l’héroïne, il existe peu de données dans la littérature sur l’utilisation des antidépresseurs tricycliques chez ces patients. Une amélioration de l’anxiété, des épisodes dépressifs et de l’insomnie liée à l’anxiété (351) a été rapportée après une prise quotidienne, dans la soirée, de doxépine à des doses comprises entre 25 et 150 mg. L’amitriptyline contrôle en partie les symptômes liés au sevrage chez des abstinents volontaires (351).
Dans une étude en double aveugle, contrôlée versus placebo, la doxépine a induit, chez des sujets dépendants déprimés, une amélioration significative selon les échelles de classement de Zung et Beck Hamilton. En dépit de nombreuses sorties d’étude, les sujets restants montrent une diminution du craving (399). Des études ultérieures réalisées chez des sujets sous méthadone n’ont pas montré d’amélioration plus importante chez les sujets traités par l’imipramine (doses comprises entre 150 et 225 mg/jour) vs. placebo, mais une diminution générale des symptômes dépressifs a été observée 178. On pourrait en conclure que le traitement par la méthadone est, seul, responsable de l’amélioration des symptômes dépressifs, l’imipramine n’apportant pas d’avantages supplémentaires. Dans le cas d’une dépression sévère, l’administration parentérale de clomipramine (25-50 mg) apporte une amélioration rapide et significative, avec des résultats sensibles dès la première semaine de traitement (82).
L’évolution naturelle des symptômes dépressifs après la mise sous traitement à la méthadone est marquée par une diminution progressive de la sévérité qui se poursuit au cours des huit premiers mois (93,318,340,359,386). On ne devrait donc recourir aux agents tricycliques que lorsque la dépression n’est pas significativement améliorée par le traitement à la méthadone, et que, par conséquent, le risque estimé de rechute reste élevé (93,318,340,359,386). Il faut aussi attirer l’attention sur le fait que plusieurs cas de dépendance aux tricycliques ont été rapportés dans la littérature (66,355). Selon le Groupe PISA-SIA, une dose de 150 mg/jour est efficace pour traiter la majorité des cas de dépression chez les sujets dépendants à l’héroïne.
En raison de leur efficacité pour contrôler les symptômes peu sévères du sevrage (insomnie permanente ou états de sevrage prolongé), les tricycliques peuvent être utilisés en accompagnement de la réduction de méthadone, à la fin d’un programme réussi ou pour favoriser l’abstinence chez les sujets abstinents dans les premiers six mois suivant la réussite d’un programme.
Dans l’ensemble, les essais cliniques sur l’efficacité des antidépresseurs ont apporté des résultats ambigus. Ceci peut être imputé en partie à la difficulté liée à tout traitement non spécifique de conserver dans l’abstinence des patients dépendants. Pour résumer, les essais avec la doxépine s’accordent à montrer son efficacité chez des patients sous méthadone, à des doses comprises entre 25 et 100 mg. A part cela, aucune efficacité significative n’a été montrée pour l’imipramine ou la desipramine. Cependant, les concentrations plasmatiques de desipramine sont supérieures à la normale attendue chez des sujets sous méthadone.
En ce qui concerne les inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine (ISRS), leur efficacité et leur tolérance ont été analysées par le Groupe PISA-SIA chez des sujets présentant une dépression intermittente et sous méthadone à 100 mg/jour en moyenne. On doit se souvenir cependant que la biodisponibilité des ISRS augmente chez les patients sous méthadone. De fait, la fluoxétine et la fluvoxamine peuvent conduire à une augmentation significative des concentrations plasmatiques de méthadone (jusqu’à 200% avec la fluvoxamine) (153). La sertraline élève la concentration plasmatique de méthadone au cours des deux premières semaines d’administration (256). Les doses de méthadone doivent donc être ajustées avec soin, en particulier si les ISRS sont ajoutés pendant la phase d’induction. Il est intéressant de noter que la fluvoxamine s’est révélée utile pour améliorer la biodisponibilité de la méthadone sur 24 heures chez des patients traités par de fortes doses et qui rapportaient des symptômes de sevrage avant chaque nouvelle administration (probablement en raison d’un métabolisme rapide). Les patients qui ont une réponse non satisfaisante à l’administration de 100 à 150 mg/jour de méthadone peuvent nettement bénéficier de l’addition de fluvoxamine (33,81).
Les propriétés stimulantes des IMAO qui ont été rapportées également chez des sujets déprimés non dépendants, les rendent inutilisables chez les sujets dépendants à l ’héroïne, en raison de leur propension à la dépendance. De plus, la probabilité d’accidents de type « cheese-effect » est probablement trop élevée chez les patients tels que les dépendants qui sont connus pour contrôler difficilement leur consommation de médicaments, de nourriture et d’alcool. En termes de pronostic, la présence de symptômes affectifs laissent prévoir un contrôle plus faible des conduites de dépendance, une dégradation plus lourde sur le plan psychosocial et un plus grand risque de suicide.
B.9.b. Les régulateurs de l’humeur
Les syndromes bipolaires sont probablement les troubles psychiatriques les plus fréquents chez les dépendants à l’héroïne. Comme rapporté précédemment, sur 40 héroïnomanes, 39 ont été diagnostiqués, lors de la mise en place du traitement à la méthadone, comme souffrant de troubles bipolaires I ou bipolaires II, ayant un tempérament hyperthymique ou des antécédents de bipolarité (214).
L’utilisation de régulateurs de l’humeur est justifiée chez les patients présentant des troubles bipolaires ou une personnalité limite, deux groupes qui présentent souvent une dépendance. Cependant, ni le lithium ni la carbamazépine n’ont fait la preuve de leur efficacité chez les dépendants à l’héroïne avec troubles bipolaires (256). La stabilisation de l’humeur peut être essentielle pour le contrôle de la consommation de substance dans la phase dite « d’état de grâce », ou chez les sujets qui peuvent rester durablement abstinents après le sevrage. Les dépendants bipolaires ont des résultats moins concluants que les non-dépendants. Leur réponse au lithium sera faible, alors que l’on peut espérer des résultats meilleurs avec des anticonvulsivants, en particulier le valproate. Cependant, le lithium peut raisonnablement être utilisé chez les sujets bipolaires dépendants à la cocaïne (72,113,269).
Une interaction lithium-méthadone a été suggérée à partir de données expérimentales mais n’a pas été confirmée sur le plan clinique (157,158). Phénytoïne, carbamazépine et phénobarbital diminuent fortement la biodisponibilité de la méthadone, conduisant ainsi à un syndrome de dépendance aux opiacés (256). L’acide valproïque et les anticonvulsivants les plus récents ne semblent pas avoir cet effet.
B.9.c. Les agonistes opiacés
Des propriétés antidépressives ont été rapportées pour les opiacés, ce qui suggère que l’utilisation des opiacés pourrait se développer comme auto-médication pour des symptômes dépressifs, d’une part, et supporte l’hypothèse endorphinergique des troubles dysthymiques, d’autre part. L’administration d’opiacés à des patients dépressifs a montré une certaine efficacité, bien que des échecs aient aussi été rapportés. Dans deux essais, les bétaendorphines ont été utilisées avec succès pour traiter la dépression de quelques patients dépressifs non dépendants (il y a eu 2 répondeurs dans un essai et 3 sur 6 dans un autre) (12,180).
L’efficacité des béta-endorphines a été confirmée vs. placebo, alors que la morphine et la méthadone n’ont pas présenté d’efficacité supérieure au placebo chez des patients déprimés non dépendants (116).
Chez les dépendants aux opiacés, des doses élevées de méthadone (supérieures à 100 mg/jour) sont nécessaires pour stabiliser les patients qui présentent des signes importants de dépression et d’agressivité à leur entrée dans le programme (225). Dans une étude avec un suivi de deux ans, le traitement à la méthadone a semblé efficace pour atteindre une très importante stabilisation de l’humeur chez des patients bipolaires I (212). Bien qu’il existe des résultats contradictoires (98,285), un certain nombre d’observations neurobiologiques confortent cette donnée. Les récepteurs opiacés et les endorphines sont hautement concentrés dans les aires hypothalamiques et limbiques, deux structures impliquées dans la physiologie des états affectifs ; de plus, les systèmes opiacés interagissent avec les systèmes catécholaminergiques qui sont, eux-mêmes, impliqués dans la physiopathologie des troubles dépressifs.
Ceci concorde avec l’hypothèse de Extein qui dit qu’« une diminution de l’activité endorphinergique peut être la base physiopathologique de la dépression » (99).
Le tableau 5 montre les interactions pharmacologiques et les posologies chez les dépendants à l’héroïne sous méthadone avec troubles de l’humeur associés, dans l’étude du Groupe PISA-SIA.
Tableau 5. Interactions pharmacologiques et posologies chez les patients dépendants à l’héroïne sous traitement à la méthadone avec des troubles de l’humeur associés, dans l’étude PISA-SIA

B.9.d. Les antagonistes opiacés
Bien que les opiacés soient connus pour produire des états euphoriques et bien que des états spontanés d’exaltation soient associés à des niveaux élevés d’endorphines dans le système nerveux central, une faible incidence d’états maniaques a été rapportée chez les sujets dépendants à l’héroïne. La naloxone, un antagoniste des récepteurs opiacés qui n’a pas d’effet manifeste chez les patients dépressifs, présente des propriétés antimaniaques (377). Il a été proposé que la naltrexone pouvait avoir une influence négative sur l’humeur basale, à partir d’observations réalisées chez des patients dépendants ou non-dépendants. Un patient boulimique traité par naltrexone a présenté des attaques de panique (220). Des 80 patients sous naltréxone qui recevaient aussi un traitement psychosocial, 13 ont eu une overdose au cours de la première année de traitement. Quatre overdoses, dont un cas de suicide, ont été mortelles. Sur les 9 cas d’overdoses non mortelles, quatre ont été classées comme tentatives de suicide (250). Des données non publiées du Groupe PISA-SIA montrent que le traitement par naltrexone est moins efficace sur le comportement agressif et les envies suicidaires des sujets dépendants à l’héroïne (Figure 6).
Cet effet négatif apparaît encore plus nettement dans les programmes de traitement à long terme. Au contraire, les patients bipolaires qui ont un faible craving pour les opiacés sont ceux qui semblent bénéficier d’un traitement par la naltrexone comme en témoignent les résultats satisfaisants dans ce sous-groupe par comparaison aux dépendants sans complications ou aux dépendants non-bipolaires. L’utilisation de la fluoxétine comme traitement additionnel à la naltrexone améliore les résultats des patients, ce qui suggère que la naltrexone a des propriétés qui sont spécifiquement réversibles par les effets antidépresseurs de la fluoxétine (216,226).
Figure 6. Traitement de maintenance à la naltrexone (n=63) vs. maintenance à la méthadone (n=91)

A- Absence d’agressivité (668 observations)
B- Absence de pensées suicidaires (670 observations)
Le tableau 6 résume les recommandations du Groupe PISA-SIA pour le traitement des troubles de l’humeur chez les sujets dépendants à l’héroïne.
Tableau 6. Traitement des troubles de l’humeur chez les sujets dépendants à l’héroïne. Recommandations du Groupe PISA-SIA (Etude et Interventions sur les Dépendances)
- A. Se rappeler que le traitement antidépresseur seul ne supprime pas le comportement de dépendance chez les héroïnomanes
- B. Utiliser les propriétés antidépressives des opiacés à longue durée d’action
- C. Utiliser des doses élevées de méthadone (jusqu’à 120 mg/j)
- D. Se souvenir que les antidépresseurs (ISRS en particuliers) augmentent les concentrations plasmatiques de méthadone
- 1. Utiliser les ISRS chez les patients métaboliseurs rapides de la méthadone
- 2. Utiliser avec précaution au cours de la mise en place du traitement à la méthadone
- 3. Ne pas utiliser les ISRS pendant la phase de sevrage des patients
- E. Se souvenir que le craving augmente au cours de la phase maniaque. Eviter de changer d’antidépresseurs. Préférer les antidépresseurs anticraving (fluoxétine ou sertraline) chez les héroïnomanes déprimés
- F. Eviter les IMAO en raison de leur interaction avec la cocaïne (effet du disulfirame)G. Eviter les benzodiazépines pour traiter les troubles de l’anxiété associés (utiliser les propriétés anxiolytiques des opiacés à longue durée d’action)
- H. Associer la Clomipramine à la méthadone pour réduire le délai d’apparition de l’effet antidépresseur
- I. Utiliser les antidépresseurs tricycliques après le sevrage aux opiacés pendant au moins six mois pour réduire l’hypophorie post-sevrage
- J. Envisager la possibilité d’une dépendance aux tricycliques (en particulier l’amitriptyline) et le syndrome de sevrage aux tricycliques
- K. Utiliser les régulateurs de l’humeur chez les héroïnomanes bipolaires, mais se souvenir que le traitement régulateur de l’humeur seul ne supprime pas le comportement de dépendance chez les héroïnomanes.