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C. Aspects cliniques et thérapeutiques des troubles anxieux chez les patients dépendants
La plupart des patients dépendants présentent des symptômes d’anxiété au cours de leur vécu de dépendance (77-79,135,154,184,192,197). Chez les alcooliques, 50 à 70% de cette symptomatologie peut être décrite comme une anxiété généralisée, des troubles paniques et des syndromes phobiques. La présence de signes d’anxiété est même plus courante parmi les cas présentant des syndromes de sevrage ou d’intoxication, groupes spécifiques où elle peut atteindre 80%.
D’un point de vue étio-pathogénique, l’existence d’un lien génétique entre l’anxiété et les troubles addictifs a été proposée : selon certains auteurs, ce lien dépendrait d’une dynamique d’auto-médication. Bien qu’il soit difficile de dire si l’anxiété est de type primaire ou résulte d’une démarche de consommation excessive ou de dépendance à une substance, il apparaît que les troubles anxieux associés chez les alcooliques et les sujets dépendants nécessitent une prise en charge clinique spécifique et une intervention thérapeutique.
C.1. Epidémiologie
D’après la National Comorbidity Survey de 1994, 24,9% de la population générale est atteinte de troubles anxieux, alors que la dépendance à l’alcool ne touche que 13,7% de la population. Les sujets alcooliques ou dépendants à une substance psychoactive avec troubles paniques agoraphobiques associés ou une phobie sociale présentent une anxiété sévère, et le degré de sévérité de leurs symptômes anxieux semble renforcer leur conduite en termes de consommation d’alcool. Dans ce contexte, les plus hauts niveaux d’anxiété laissent prévoir la plus forte consommation d’alcool ou de substance. Le taux de troubles anxieux chez les patients dépendants n’est pas plus important que celui attendu dans la population générale. De plus, le taux de comorbidité pour la dépendance à l’alcool ou à une substance psychoactive parmi les sujets atteints de troubles anxieux n’est pas particulièrement significatif, comparé à celui de la population générale. De façon cohérente, le risque de développer une surconsommation ou une dépendance à l’alcool chez les patients phobiques sociaux n’est élevé que dans le sous-groupe présentant des signes de bipolarité type II.
Les symptômes anxieux sont la règle au cours d’une intoxication aux stimulants ou au cours d’un sevrage aux dépresseurs du système nerveux central, en raison d’une augmentation de la libération des catécholamines. L’administration de lactate de sodium provoque des attaques de panique non seulement chez les patients souffrant de troubles paniques, mais aussi chez les alcooliques. De plus, les taux sériques de lactate augmentent au cours de l’intoxication à l’alcool chez les sujets dépendants à l’alcool. Les symptômes anxieux précèdent l’abus d’alcool chez 40 à 60% des alcooliques avec troubles anxieux associés.
D’autre part, il est beaucoup plus courant de constater un alcoolisme à l’arrière-plan de beaucoup de troubles anxieux. La question de savoir si lorsque la désintoxication est terminée, les symptômes anxieux augmentent ou, au contraire, diminuent, reste controversée.
Il est certain que la disparition de troubles anxieux est lente.
Chez les vrais jumeaux, nés de parents alcooliques, l’anxiété n’est marquée que chez les sujets qui boivent beaucoup, ce qui suggère qu’il peut exister un lien entre le degré d’exposition à l’alcool et la probabilité de développer une anxiété significative sur le plan clinique.
Il n’a pas été démontré jusqu’à présent, cependant, qu’un risque élevé de dépendance à une substance psychoactive ou à l’alcool est corrélé à un risque élevé correspondant de troubles anxieux. Le risque de dépendance à l’alcool chez les sujets qui présentent des troubles paniques, des phobies ou une anxiété généralisée ne diffère pas de celui de la population générale. Enfin, une possibilité qui ne doit pas être ignorée est que le développement des troubles anxieux chez les sujets dépendants à l’alcool est lui-même le signe d’une propension à l’anxiété, génétiquement déterminée qui est indépendante de l’abus d’alcool.
Les héroïnomanes présentent très fréquemment des symptômes à type anxieux et plusieurs études ont rapporté que des symptômes d’anxiété étaient fortement représentés chez ces sujets, mais seule une minorité de patients peut réellement être diagnostiquée comme étant affectée par des troubles anxieux, en dehors du contexte du sevrage aux opiacés (77-79,135,154,184,192,197). Jusqu’à 12% des patients sont affectés d’au moins un trouble anxieux, avec une prévalence à vie de seulement 6% (320,324). Les taux moyens de phobies sont très faibles, bien qu’ils soient compris entre 1% (307) et 9,5% (186).
Les tableaux cliniques qui ressemblent aux épisodes de panique ne sont pas rares au cours de la phase d’entretien et de la réduction de la méthadone, avec une fréquence comprise entre 1 et 2% (124,197,251). Dans ces cas, la phobie scolaire et l’anxiété de séparation sont communément rapportées comme précurseurs précoces d’une vraie anxiété. Ces données indiquent que le trouble panique spontané des héroïnomanes pourrait être le résultat d’une dysfonction opiacée, avec pour conséquence un défaut de l’inhibition endorphinergique sur les neurones noradrénergiques ascendants (124).
En ce qui concerne la symptomatologie des troubles obsessionnels compulsifs, les seules données disponibles sont celles de l’étude de Yale par Rounsaville et coll., qui rapportent un taux de premiers épisodes (index episode) et de troubles chroniques – antécédents, récurence d’épisodes dépressifs – (lifetime) de 10 et 20%, respectivement (320). Les patients atteints ont tendance à concentrer leurs attentes négatives sur un objet qui devient pour eux l’objet redouté et structurent leur vie quotidienne autour d’une attitude d’évitement.
De même, bien que de façon non symétrique, les sujets dépendants à une substance structurent leur vie autour de la recherche compulsive d’un seul objet, la substance, et concentrent sur elle la totalité de leurs motivations et de leurs attentes. Dans cette optique, la substance peut être considérée comme un défenseur invulnérable contre les préoccupations phobiques sous-jacentes. Pour Wurmser, « chez la plupart des sujets dépendants, un fond phobique peut être identifié, qui peut être décrit comme phobie (et désir en même temps) d’être piégé, capturé, emprisonné dans des limites, des institutions, physiquement ou affectivement enchaîné ». La substance prend alors la valeur d’un bouclier contre-phobique : elle est aussi compulsivement consommée que l’objet phobique est évité (403).
C.2. Tableaux cliniques
Tous les troubles de l’anxiété du DSM-IV peuvent se manifester au cours d’une phase d’intoxication ou de sevrage, quelle que soit la substance surconsommée. Le tableau clinique le plus courant est celui typique des phobies, des troubles paniques et une anxiété généralisée.
Le DSM-IV indique des syndromes tels que les troubles anxieux induits par une substance et des états dont les symptômes majeurs comprennent l’anxiété, les attaques de panique, les obsessions et les compulsions. Le début des symptômes peut apparaître moins d’un mois après un épisode d’intoxication ou de sevrage, et peut perdurer pendant des mois, causant de ce fait une dégradation psychosociale et professionnelle, ainsi que des difficultés à gérer la vie privée.
Les troubles anxieux associés représentent parfois un DD typique, mais leurs caractéristiques ne sont pas différentes de ceux induits par la substance psychoactive. Malgré tout, le DSM-IV propose des critères utiles pour permettre une distinction : la probabilité qu’un trouble anxieux soit primaire augmente quand les symptômes anxieux précèdent la surconsommation de substance, quand les symptômes durent longtemps après un épisode d’intoxication ou de sevrage, ou quand ils sont plus sévères que prévu compte tenu de l’état d’intoxication. Enfin, des antécédents de troubles anxieux non liés à une surconsommation ou à une dépendance suggère plus probablement un diagnostic de troubles anxieux primaires.
C.3. Traitement des troubles anxieux chez les patients dépendants
Les situations d’intoxication ou de sevrage mises à part, le traitement de l’anxiété chez les patients dépendants ne diffère pas du traitement des simples syndromes anxieux. Les anxiolytiques sont indiqués pour les patients qui continuent à présenter de l’anxiété même quand ils reçoivent un traitement efficace pour leur dépendance. Des symptômes cibles devraient toujours être identifiés et surveillés et le traitement ne devrait pas obligatoirement être envisagé comme chronique. Ceci est particulièrement vrai pour les benzodiazépines qui sont utiles seulement dans la mesure où elles permettent l’acceptation d’autres traitements par le patient. L’alprazolam, le lorazépam ou le diazépam doivent être évités en raison d’une forte probabilité d’abus associée.
Le diazépam est l’un des psychotropes les plus populaires chez les sujets dépendants à l’héroïne, et ceci non uniquement en raison de ses propriétés apaisantes sur certains symptômes du sevrage aux opiacés : comme les sujets dépendants le rapportent eux-mêmes, il est souvent utilisé soit pour maintenir l’euphorie soit pour reproduire, sous méthadone, une euphorie du type de celle procurée par l’héroïne (175), quand l’héroïne elle-même produit peu de sensations fortes, ou encore pour permettre au sujet de « planer » (398,399). Le clonazépam, par ailleurs, est approprié et présente moins de dangers, et il peut être utilisé à des doses allant jusqu’à 0,50 mg trois fois par jour si nécessaire. Ces données sont cohérentes avec celles obtenues en expérimentation animale, montrant que le diazépam augmente les effets des opiacés (339). A fortes doses, le diazépam est surtout utilisé pour réduire les symptômes du sevrage, pour améliorer l’évolution des désintoxications rapides ou pour prolonger l’abstinence après la désintoxication.
Au cours du traitement à la méthadone, la surconsommation de diazépam est aussi un phénomène répandu, plus que chez les alcooliques (47,175,178,194,328,351,398,399). Le pourcentage des sujets sous méthadone qui utilisent des benzodiazépines est élevé, de l’ordre de 10 à 20%, pouvant aller jusqu’à 30% comme l’ont rapporté certains auteurs, si les benzodiazépines ou les hypnotiques ont été utilisés au cours de la semaine précédente (47,149,355). Selon l’étude Treatment Outcome Prospective Study, 5 à 16% des sujets sous méthadone ont utilisé des benzodiazépines chaque semaine ou moins souvent (159).
L’utilisation régulière de diazépam est également courante si l’on se réfère à des analyses d’urine réalisées de façon aléatoire : 20% des patients se révèlent grands utilisateurs de diazépam (avec plus de trois analyses d’urine positives sur une période de 6 mois) et 46% de plus faibles utilisateurs (avec au maximum un résultat positif) (138). La question se pose de savoir si l’utilisation des benzodiazépines est une possibilité de combattre l’anxiété ou serait en fait une forme de dépendance. Récemment, le problème du sevrage aux benzodiazépines a suscité un intérêt croissant : des cas de sevrage symptomatique ont été rapportés même à des doses inférieures aux doses moyennes des patients sous méthadone (390). Les patients sous méthadone qui abusent des benzodiazépines peuvent présenter une hypersomnie, de l’ataxie, des difficultés à parler, et même des crises d’angoisse (175).
Progressivement, la dépendance au diazépam a remplacé le phénomène déjà connu de dépendance aux hypnotiques qui sont souvent prescrits sans précautions en médecine générale pour le traitement des insomnies. L’abus de diazépam produit parfois des états de conscience semblables à ceux d’un rêve, qui pourraient conduire les sujets dépendants à s’engager dans des comportements illicites.
Dans la mesure où des accidents graves peuvent survenir dans ces circonstances, les benzodiazépines ne devraient être prescrites aux sujets dépendants qu’en cas d’absolue nécessité, et les patients dépendants ne devraient jamais y avoir libre accès. Il est notamment dangereux d’encourager les dépendants à diminuer leur doses de méthadone et à utiliser des benzodiazépines pour compenser la différence d’effets : non seulement les conditions cliniques des patients ne s’amélioreront pas, mais ceux-ci encourent le risque de développer une maladie polyaddictive (222).
Quelle que soit la dynamique à l’origine de l’utilisation des benzodiazépines, il faut s’attendre à une aggravation des conditions déjà fragiles des dépendants, en particulier si une utilisation régulière et à fortes doses est initiée. C’est pourquoi les cliniciens s’accordent à considérer que l’anxiété des dépendants sous agoniste devrait être prise en charge dans un premier temps en contrôlant la dose d’agoniste puis, si c’est nécessaire, en conseillant des structures existantes, des techniques de relaxation ou une intervention de type environnementale.
Les données de l’étude PISA-SIA montrent que la dose moyenne de méthadone qui permet de stabiliser les héroïnomanes avec troubles de l’anxiété associés est plus faible (80 mg/jour) que la dose moyenne nécessaire à stabiliser d’autres types de DD ou des patients non compliqués (100 mg/jour) (Tableau 7). Confirmant ces observations, il a été montré que la naltrexone peut induire de l’anxiété aussi bien chez les patients non dépendants que chez les dépendants (220).
Les troubles de l’anxiété des dépendants à l’héroïne peuvent aussi être traités avec succès par les antidépresseurs et la buspirone (112). Les tricycliques et les ISRS sont efficaces pour contrôler à la fois l’anxiété et les symptômes dépressifs et sont utiles dans le cadre de programmes de traitement au long terme. L’imipramine et la nortriptyline peuvent causer de la sédation et de l’hypotension.
Tableau 7. Interactions pharmacologiques et posologies chez les patients dépendants à l’héroïne sous traitement à la méthadone et présentant des troubles de l’anxiété associés dans l’étude PISA-SIA