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E. Aspects cliniques et thérapeutiques de l’agressivité et de la violence chez les patients héroïnomanes
Il n’est pas facile d’évaluer le rôle des opioïdes dans la modulation du comportement agressif, puisque la plupart des études sur le sujet traitent de modèles animaux, chez qui les actes agressifs sont des conduites de défense (une forme physiologique de réponse aux menaces extérieures). Ces études ont montré de nombreux résultats permettant de tirer les conclusions suivantes (120,136,335-337,381) :
- plusieurs régions du cerveau liées à la production et à la modulation de comportements de défense comportent un grand nombre de récepteurs opioïdes et de récepteurs axonaux à l’enképhaline. Ces régions comprennent :
- a) le nucleus proprius de la strie terminale et le nucleus accumbens comme modulateur de défense (15,127,128,133,257,296,334).
- b) la substance grise péri-épendymaire du mésencéphale qui produit/active les défenses (18,333,338).
- l’administration périphérique de naloxone augmente ou déclenche une conduite défensive et agressive. D’autre part, la naltrexone n’arrive pas à moduler la défense chez les singes, alors que chez les souris elle cause des accès agressifs de moins en moins fréquents. La plupart des observations indiquent que le rôle de la modulation opioïde varie selon la manière dont on considère le type d’agressivité (36,101,160,293,294,305,362,392).
- Les chats soumis à la naloxone ont montré une plus grande aptitude à se défendre avec un seuil de réaction plus bas et une latence de réaction raccourcie. Les effets mesurés dépendaient de l’heure et de la posologie. Il est intéressant de constater que, chez le chat, après l’administration de naloxone les comportements d’attaque ont une période de latence plus longue (335).
E.1. La violence chez les patients dépendants : une conséquence ou un signe de maladie associée ?
Les données de la littérature sur la relation entre agressivité et système opioïde proviennent principalement des études sur les animaux du fait des limites des expériences sur les humains. Malgré cet inconvénient, on peut étudier le rôle joué par les opioïdes dans la régulation de l’agression humaine à travers le modèle naturel fourni par les patients dépendants aux opiacés.
D’une part, l’exposition aux opiacés est responsable de modifications comportementales (tolérance) et neurochimiques aiguës qui s’expriment à travers des phénomènes de manque, qui présentent des similitudes avec ceux induits expérimentalement chez l’animal. D’autre part, l’exposition persistante à certains opiacés entraîne un conditionnement stable du comportement ce qui est un aspect capital du tableau clinique de l’addiction. Il est probable que de tels comportements soient dus à une dysfonction opioïde.
Des recherches sur la dynamique de l’altération opioïde chez les patients addictifs et sur les rapports entre l’agressivité et d’autres caractéristiques de l’addiction peuvent conduire à mieux comprendre comment fonctionnent les opioïdes chez les humains non addictifs.
L’usage d’opiacés n’entraîne pas toujours un même degré d’exclusion sociale. En fait, on décrit les différentes typologies d’héroïnomanes suivantes. On rencontre la forme la plus grave d’inadaptation psychosociale chez les sujets appelés « street junkies » ou héroïnomanes de la rue : ils sont souvent poly-consommateurs et ils réclament des ordonnances pour toute substance susceptible de les aider à soigner les symptômes de manque ou comme substitut à l’héroïne. Ces dépendants commettent couramment des actes de délinquance pour obtenir leur dose quotidienne d’héroïne. Par ailleurs, ceux qui sont qualifiés de « stables » acceptent les règles sociales et ne se regroupent pas avec d’autres dépendants. Dans certains cas ils ont une bonne situation et ne veulent pas avoir de problèmes avec la justice.
Les dépendants antisociaux sont complètement immergés dans le monde clandestin de l’addiction. En règle générale, ils vivent hors la loi et tombent dans la délinquance. Leur agressivité dépasse probablement leurs besoins liés à la substance, comme s’ils étaient poussés par le désir de faire du mal aux autres. Les dépendants qui vivent dans « deux mondes » peuvent avoir recours au crime et avoir des relations avec les autres dépendants, et en même temps, ils peuvent exercer un travail légal. Ils représentent, en fait, le type le plus dangereux de drogué à l’héroïne. Ils peuvent se nuire à eux-mêmes et aux autres lorsqu’ils sont au travail, parce qu’ils sont sous l’emprise d’opiacés ou en état de manque.
Enfin, ceux que l’on appelle les « solitaires » ne sont pas impliqués dans des activités liées à la drogue, n’ont pas de travail stable et vivent plutôt de l’aide des autres que sur leurs propres ressources. Ils souffrent souvent de maladie mentale grave (198).
Les héroïnomanes manifestent un large éventail de comportements agressifs. Il serait intéressant de déterminer si l’agressivité signifie réellement que le fait d’être exceptionnellement prédisposé à l’abus de substances est un indicateur non spécifique de psychopathologie ou si, au contraire, les effets d’auto-médication des opiacés sur l’agressivité favorisent le passage de l’utilisation à l’abus et éventuellement à l’addiction.
Une fois la dépendance installée, l’agressivité peut représenter un phénomène lié à la tolérance et exprimer un aspect de manque primaire ou secondaire. Le fait que l’agressivité soit uniquement pertinente chez les dépendants dont le système métabolique est déficitaire, suggère que les opioïdes peuvent exercer un contrôle physiologique sur le niveau de l’agressivité chez les humains.
Le groupe PISA-SIA (7) a analysé les héroïnomanes selon un niveau de sévérité de l’agressivité (élevé vs. moyen, Figure 7) et a conclu que la sévérité de l’agressivité est liée à la gravité de l’addiction plutôt qu’aux autres problèmes liés à la substance.
L’agressivité chez les patients addictifs est au mieux considérée comme l’expression d’une tolérance acquise aux opiacés, plutôt que comme une caractéristique du tempérament, mais cette caractéristique a plusieurs implications :
- Une forme aggravée du cycle intoxication-abstinence décrit par le patient ou par un observateur.
- Une plus forte psychopathologie concernant les symptômes qui sont typiquement liés aux déficits en opioïdes (l’anxiété, la dépression et la psychose).
- Un premier contact avec la substance psychoactive à un très jeune âge et une accoutumance à un très jeune âge également. La conjonction de ces deux paramètres définit un nouvel indice que nous avons appelé « latence de l’addiction » ; il est inversement corrélé au degré de résistance cérébrale à l’exposition aux opiacés. En comparant des sujets qui consomment habituellement la même quantité d’héroïne, les plus agressifs ont une latence d’addiction plus courte, ce qui indique qu’il leur faut moins de temps pour atteindre un état de déficit métabolique cérébral après une exposition répétée aux opiacés.
- Un score élevé à la dimension « Evitement de la douleur » (en anglais « Harm Avoidance ») sur l’échelle dérivée du TPQ (Cloninger, 1987). Les personnalités évitantes ont tendance à surévaluer les côtés négatifs des événements et ils ont un comportement classique d’évitement. Les sujets prudents, préoccupés, pessimistes, introvertis, timides et faibles ont un score élevé d’évitement. Des scores faibles indiquent une attitude positive confiante, extravertie, fidèle, très énergique. Selon la théorie de Cloninger sur les fondements biologiques de l’évitement de la douleur un système sérotoninergique hyper fonctionnant correspond à un faible score d’évitement et viceversa. L’évitement serait l’un des résultats de l’addiction. Chez le dépendant, l’aspect négatif et effrayant du craving à travers des expériences répétées ou une anticipation de craintes de manque peuvent induire un conditionnement persistant. Les dépendants avec un besoin compulsif intense – signe de leur trouble métabolique – réagissent mal, même à des doses élevées d’héroïne, ou à des doses moyennes de méthadone. Et ils sont susceptibles de devenir évitants au niveau de chacun des aspects de leur vie.
- Une plus grande sévérité du manque.
Figure 7. Hight-Aggression Heroin Street Addicts. Discriminant analysis (n=270)
E.2. Les opiacés comme agents anti-agressifs
L’action prioritaire de l’intervention auprès des patients dépendants est de maîtriser les patients meurtriers ou suicidaires et ceux qui ont un déficit métabolique. Pour les deux premiers types, une hospitalisation est nécessaire tandis que les seconds peuvent parfois être traités avec succès en consultation externe.
Sur des bases thérapeutiques, les traitements antidépresseurs régulent les risques de suicide des patients dépendants. D’après notre expérience, ce risque semble être plus élevé chez les patients sous naltrexone et plus faible chez les patients sous méthadone. Une série d’études indique que les agonistes opiacés contrôlent plus efficacement les psychopathologies coexistantes et l’agressivité des patients dépendants aux opiacés. Dans notre pratique clinique nous avons examiné plus de 600 héroïnomanes de la rue qui ont demandé un traitement. 30% ont fait état d’idées suicidaires, bien que 1% des cas seulement semblaient graves. 40% exprimaient colère et hostilité mais avec une sévérité importante dans seulement 4%. Les dépendants non dépressifs et les dépendants phobiques sont souvent violents. Les idées suicidaires et l’agressivité sont assez courantes chez les héroïnomanes de la rue qui demandent un traitement auprès du programme de traitement à la méthadone PISA ; nous pensons que ces sujets ont peut-être une fonction opioïde tellement déficitaire qu’elle ne peut plus être contrôlée même par les doses les plus élevées d’héroïne achetées dans la rue.
En fait, d’après notre expérience personnelle, la plupart des dépendants à l’héroïne essaient de trouver un traitement lorsqu’ils n’arrivent pas à se procurer assez d’argent pour obtenir leur dose d’héroïne quotidienne. Nous avons examiné des héroïnomanes qui ne recherchaient pas nécessairement de traitement, et nous les avons comparés à des groupes témoins. Les héroïnomanes sont les plus agressifs à tous les niveaux et font particulièrement preuve de violence physique, d’amertume et de méfiance. Les héroïnomanes ont un registre d’agressivité plus large, de telle sorte qu’un sous-groupe de dépendants se trouve être moins agressif que la moyenne des groupes contrôle, tandis qu’un autre groupe montre un niveau d’agressivité bien au-delà de cette moyenne.
L’échantillon peut être divisé en deux sous groupes de taille à peu près égale. Un groupe est caractérisé par un degré d’agressivité plus faible que +1DS (par comparaison au groupe témoin). Nous déduisons que ces dépendants sont encore capables de s’approvisionner suffisamment en héroïne pour couvrir leurs besoins.
L’autre groupe se révèle extrêmement agressif, violent, avec une hostilité latente, de l’amertume, de la méfiance et de la culpabilité : il est probable que ces sujets souffrent d’un déficit opioïde très important qui ne peut pas être compensé par de l’héroïne même à forte dose. Ces patients sont plutôt des hommes, se caractérisent par un score élevé d’évitement, des symptômes de manque et des troubles psychiques plus sévères, et un temps de latence d’addiction plus court. Dans notre pratique clinique, nous avons observé des comportements violents même sous traitements (chez 40% des sujets examinés). Ils sont souvent très irritables (80%). On trouve les plus faibles niveaux d’agressivité chez les sujets en appartements thérapeutiques et sous naltrexone tandis que les sujets sous méthadone sont plus agressifs.
Cependant, la dose moyenne de méthadone dans le groupe utilisé pour comparaison était de 30 mg/jour, bien en deçà de la posologie optimale qui est de 80 à 120 mg/jour. Nous supposons qu’une telle agressivité est liée à la sous-médication, conformément à l’observation que les sujets agressifs et à psychopathologies plus sévères (dépression, anxiété, paranoïa, et symptômes psychosomatiques) lors de l’initiation du traitement s’avèrent nécessiter une posologie de stabilisation plus importante (221). Une corrélation inverse a été trouvée entre un comportement violent et la posologie de méthadone.
On a démontré également que les héroïnomanes DD ont besoin de posologies de stabilisation plus importantes (150 mg/jour en moyenne) que les héroïnomanes sans trouble psychiatrique associé (dont la dose moyenne est de 100 mg/jour). Si des posologies appropriées sont utilisées, les taux de rétention ne varient pas, en présence ou en l’absence de DD (224). En fait, même s’il y a une tendance à un taux de rétention plus faible chez les sujets DD pendant la première période de traitement, un crossover est observé après les trois premières années de telle sorte que les dépendants DD sont davantage susceptibles d’avoir été gardés en traitement pendant plus de trois ans. Les patients bipolaires font exception à la règle puisqu’ils continuent à montrer un taux de rétention plus faible (212).
Des informations supplémentaires concernant la relation entre les opiacés et l’agressivité sont apportées par notre observation clinique de populations traitées par des agonistes ou des antagonistes. Lorsque l’on a mensuellement comparé des dépendants en termes de comportements agressifs, des différences significatives sont apparues entre les patients traités à la méthadone et ceux traités à la naltrexone.
Les patients sous méthadone on fait preuve de niveaux d’agressivité et d’automutilation plus faibles. Au début du traitement, les sujets ne différaient pas dans l’évaluation de leur agressivité, mais à la fin de la période d’observation, les patients sous méthadone se sont montrés moins agressifs. Les effets peu satisfaisants de la naltrexone pour contrôler l’agressivité ont été observés dans un échantillon de patients boulimiques qui ont reçu de la naltrexone seule ou de la naltrexone avec de la fluoxétine dans un protocole de crossover mensuel pendant trois mois (219). Dans cette étude on a observé le cas d’un patient boulimique qui a commencé à souffrir d’attaques de panique dans la première phase du traitement à la naltrexone (220). Chez les patients sous naltrexone, la naltrexone pourrait aussi être responsable d’un désagrément similaire à celui observé avec des opioïdes : en fait, l’addition de fluoxétine à la naltrexone améliore le taux de rétention chez les sujets sous naltrexone. Dans le traitement à la naltrexone, nous suggérons que la fluoxétine serait efficace pour surmonter certaines résistances à la rétention induites par la naltrexone (226).
Nous pensons que le système opioïde est certainement étroitement mis à contribution dans la maîtrise de l’agressivité. En effet, lorsque les dépendants qui prennent assez d’héroïne prennent aussi assez d’agoniste pour équilibrer leur tolérance à l’opioïde, ils ne manifestent pas de comportement agressif ni suicidaire. L’agressivité dirigée contre eux-mêmes ou contre les autres caractérise seulement les dépendants dont la tolérance aux opiodes a été déséquilibrée par un niveau élevé de stimulation opioïde.
Chez les non dépendants, des individus violents ou suicidaires peuvent être identifiés par un déséquilibre primaire de leur système opioïde. Pour confirmer cette hypothèse on a constaté chez des autistes un niveau plus élevé d’endorphine qui n’était pas équilibré par une tolérance aux opiacés (388). En fait, chez les autistes, l’administration d’antagonistes des opioïdes à des autistes n’était pas suivie, comme chez les dépendants, par des symptômes de manque (183,275). Les sujets agressifs peuvent constamment révéler un fonctionnement subnormal de leur système opioïde, comme la souffrance que finissent par éprouver les dépendants à cause de leur exposition chronique aux opiacés toxiques. Sur des bases cliniques, le comportement agressif des héroïnomanes apparaît principalement comme un signe d’insuffisance métabolique. Les héroïnomanes agressifs ont besoin de doses de méthadone plus élevées que les non agressifs. Et si l’agressivité devient un problème pendant le traitement par agoniste, il faut probablement augmenter la posologie.
Traditionnellement, on pensait que les dépendants étaient surtout des psychopathes, des individus violents qui inconsciemment ont envie de mourir. Cette conception est inexacte : l’agressivité peut, au mieux, être considérée comme un signe de maladie addictive et mérite une intervention médicale plus appropriée que la simple répression et la stigmatisation sociale.
Comme un traitement adéquat à la méthadone entraîne une baisse du niveau de l’agressivité, on peut émettre l’hypothèse que certains dépendants potentiels auront recours à l’héroïne comme auto-médication plutôt que pour rechercher l’euphorie. D’après Khantzian (170), le symptôme d’agressivité est une des catactéristiques que l’on retrouve dans les habitudes d’auto-médication.
Les agonistes opiacés ont une action contre l’agressivité, à la fois envers les comportements d’automutilation et aussi de violence envers les autres. Cette observation a soulevé un certain intérêt, d’une part en raison de la quasi-inexistence de médicaments contre l’agressivité et d’autre part, en raison de la fréquence de syndromes agressifs chez les patients psychiatriques. En fait, à l’exception de la clozapine (56,376), en dehors de conditions psychotiques, les antipsychotiques n’ont que peu d’effet sur l’agressivité.
Selon Khantzian, nous pouvons affirmer que dans des conditions normales, et au cours du développement, le cerveau produit des endorphines non seulement afin de limiter la douleur mais aussi pour maintenir un équilibre affectif et un bien-être. Les opioïdes endogènes peuvent avoir un effet essentiel pour moduler l’agressivité humaine, qui peut être essentielle à la survie mais désastreuse lorsqu’elle devient incontrôlée. En étudiant le rôle et la fonction des endorphines dans les activités mentales, on peut arriver à mieux comprendre comment augmenter l’énergie et l’activité sans engendrer d’agressivité, et comment l’altération et le dysfonctionnement du système opioïde peuvent être liés à la manifestation destructrice de l’agressivité humaine (170).