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F. Aspects cliniques et thérapeutiques de l’alcoolisme chez les patients héroïnomanes
De nombreuses données de la littérature définissent la relation entre les états dépressifs et l’abus d’alcool, bien que se poursuive la controverse concernant la dynamique reliant les différents types de syndromes dépressifs aux problèmes liés à l’alcool. La plupart des auteurs sont d’accord pour considérer que boire beaucoup est l’équivalent ou une forme masquée de dépression (284). Les patients qui continuent de boire malgré des conséquences somatiques sévères déjà bien installées présentent une forme particulière de dépression (284). L’alcoolisme provient d’états dépressifs généralement peu sévères et de type masqué (379). D’autres études ont fait état d’un lien significatif entre les troubles bipolaires et l’abus d’alcool. Selon Kraepelin, 25% de patients bipolaires abusent de boissons alcoolisées (189).
Plusieurs auteurs concluent que l’abus d’alcool caractérise principalement les états dépressifs, et il est utilisé comme un moyen pour exalter l’humeur et calmer la douleur. Par contre, boire de l’alcool dans les états d’exaltation est le signe d’une excitation et d’une impulsivité (41). Le DSM a établi un lien étroit entre la cyclothymie et l’abus d’alcool. La dépression chronique a aussi été associée à l’abus d’alcool. Il n’est donc pas surprenant que l’alcoolisme qui peut être considéré comme une maladie addictive en soi est, dans certains cas, souvent associé à un abus de substances. Des études publiées ont de plus en plus associé l’héroïne à l’abus d’alcool (11,17,21,22,52,73,131,148,188, 251,325,330).
L’abus d’alcool semble être lié à la polydépendance et affecte surtout les jeunes dépendants ; le taux d’alcoolisme au cours de leur vie est entre 10% et 75%. La National Drug Alcohol Collaborative Project (NDACP) a enregistré un taux de 43% d’utilisation associée alcool-héroïne dans un échantillon de plus de 1500 héroïnomanes (52). L’héroïne était la première substance psychoactive à être consommée dans 99% des cas. Rounsaville a rapporté une prévalence chronique et épisodique de la dépendance à l’alcool de 13% et 34% respectivement (322). 53 à 75% des dépendants californiens abusent de l’alcool, et 11% ont été admis à l’hôpital pour des problèmes somatiques liés à l’alcool. Sont alcooliques 10% à 20% des héroïnomanes de la rue et 27% des sujets qui bénéficient d’un traitement à la méthadone (11,131).
Certains auteurs ont essayé d’expliquer l’augmentation de la consommation d’alcool au cours des programmes de traitement à la méthadone et ont conclu que les dépendants sous méthadone abuseraient d’alcool pour contrecarrer les effet normalisants opiacés de la méthadone et dépasser le seuil opioïde intensifié par la méthadone (11,131,393). Quand a été établie la corrélation entre la consommation d’alcool et la prise d’héroïne chez les dépendants sous méthadone dans un grand échantillon d’héroïnomanes, il a été observé que la consommation d’alcool pendant le traitement à la méthadone semblait être le résultat d’un modèle comportemental automatique selon lequel la consommation d’alcool augmente lorsque la consommation d’opiacés dans la rue diminue, et inversement (11). De plus, Rounsaville, qui soutient cette théorie, rapporte aussi que l’utilisation d’alcool était principalement retrouvée chez les dépendants qui étaient auparavant alcooliques, montrant ainsi une rechute dans une pathologie ancienne liée à l’alcool (322).
Maremmani et Shinderman suggèrent, en se référant à leur expérience clinique, qu’il existe peut-être chez les héroïnomanes une corrélation entre consommation d’alcool, de benzodiazépines et d’autres types de substances psychoactives, et un état de dépendance aux opiacés mal compensé par l’héroïne achetée dans la rue ou par les traitements de substitution.
Ainsi, pendant le traitement par la méthadone, rechercher la posologie appropriée de méthadone est essentiel, non seulement parce qu’il élève le niveau de rétention des patients dans le groupe traité, permettant ainsi une meilleure réhabilitation sociale, mais aussi parce qu’il diminue les risques de polyconsommation de substances.
F.1. Addiction à l’héroïne, alcoolisme et groupes d’entraide
Des groupes d’entraide ou groupes anonymes ont une utilité reconnue dans le traitement de la dépendance à l’alcool. Les « Alcooliques Anonymes » (AA) et le « Club des Alcooliques sous Traitement » (CAT) sont les groupes les plus actifs. En ce qui concerne les Alcooliques Anonymes, groupe le mieux représenté aux Etats-Unis et également actif en Italie, les auteurs américains notent que malgré des recommandations officielles émanant du comité national (General Service Office for AA) attestant une compatibilité totale du traitement à la méthadone avec les activités des Alcooliques Anonymes, le traitement à la méthadone est souvent rapidement éliminé, si ce n’est complètement négligé (3).
Il y a certainement eu des progrès dans le domaine de l’entraide avec la formation de groupes institutionnels qui suivent une méthode constante bien définie et sont dirigés par des conseillers formés à ce travail. Le CAT est parvenu à des résultats particulièrement intéressants, commencés à Zagabria en 1964, qui appliquait les idées d’Hudolin (146). Leur objectif est de fournir aux membres un programme structuré pour le traitement de la dépendance à l’alcool. Cependant, il faut dépasser les préjugés culturels si l’objectif est d’associer une approche d’entraide avec un traitement à la méthadone ; deuxièmement, certains changements doivent avoir lieu. Par exemple, les responsables du CAT rejettent souvent l’idée que la dépendance à l’alcool est une maladie, et préfèrent parler de trouble du comportement.
La notion de maladie métabolique doit, de toutes façons, être acceptée pour intégrer les patients dans un traitement réussi et éviter toute discrimination. En fait, tout refus de cette attitude peut être interprétée en termes de tendances sociales et historiques et ne correspond pas au système théorique des interventions d’entraide. Hudolin lui-même a déclaré que la première démarche, plutôt que la critique, est d’abord de considérer les sujets comme des « patients » ; c’est un statut que l’on doit leur reconnaître s’ils doivent recevoir un traitement approprié. Cependant, les groupes d’entraide continuent à juger nécessaire de dépasser de cette approche, afin d’éviter un traitement inutile à l’hôpital et une surmédicalisation ; ils mettent l’accent sur des approches intégrées qui s’adaptent à chaque style de vie. D’un point de vue scientifique, ces idées semblent dénuées de sens, et elles peuvent être à l’origine de la propagation de croyances gratuites et d’interventions non spécialisées dues au fait d’avoir négligé les principes scientifiques. La plupart des responsables du CAT estiment qu’en définissant les alcooliques comme souffrant d’une maladie, on peut donner l’excuse de boire modérément ; ils pensent que cela peut entraîner les gens à boire, ce qui est l’origine du problème. On ne peut pas être complètement d’accord, surtout du point de vue de l’alcoolique.
Le vrai problème est différent ; l’absence notable d’une approche médicale de la dépendance à l’alcool conduit à l’idée qu’aucun médicament excepté les préparations hépatoprotectrices n’est approprié. Considérer l’alcoolisme comme un état pathologique ne veut pas systématiquement dire que l’on hospitalise au détriment de traitements intégrés. Dès que la dynamique spécifique de ce type de trouble est bien comprise, on peut utiliser les deux méthodes, puisque toutes deux sont censées aboutir à un résultat satisfaisant.
Il faut revenir sur le principe selon lequel un traitement ne doit être initié qu’après un sevrage. On a largement reconnu que les patients traités au disulfirame ne doivent rencontrer aucune difficulté lorsqu’ils intègrent un programme d’entraide. Cependant, des incompréhensions subsistent fréquemment lorsque l’on a affaire à des patients traités à la méthadone qui continuent à consommer de l’alcool, ou s’inscrivent à des programmes d’entraide tout en prenant des psychotropes contre l’angoisse ou des troubles de l’humeur. Bien que les animateurs des CAT reçoivent une formation complète sur un aspect essentiel des maladies addictives, c’est-à-dire comment traiter les rechutes, ils estiment souvent que le seul résultat satisfaisant est l’état d’abstinence. Si le gammahydroxybutyrate (GHB) répond aux attentes, cette attitude sera dépassée. Hudolin a pensé à l’origine à un état d’abstinence dans l’hypothèse d’une approche environnementale, non comme un résultat idéal, mais comme un moyen d’atteindre le véritable objectif : le retour à une vie structurée. Cet objectif implique qu’un état d’abstinence est parfaitement compatible avec la pharmacothérapie, soit un traitement aversif ou un autre.
Il existe un choix de médicaments pour chaque phase de la maladie : des benzodiazépines ou du GHB pour des situations de manque, des médicaments sérotoninergiques pour favoriser l’abstinence durable, du GHB, seul ou associé aux ISRS, pour contrôler le craving, et de l’acamprosate, comme un agent anticraving chez les patients désintoxiqués.
F.2. Psychopharmacothérapie des dépendants à l’héroïne avec une dépendance à l’alcool
L’alcool a sans aucun doute une influence négative sur le résultat du programme de traitement à la méthadone. Cela implique des troubles comportementaux et cognitifs plus sévères, une plus grande prévalence de troubles psychiatriques, un plus faible degré d’adhésion au traitement ce qui conduit souvent à diminuer progressivement et rapidement la méthadone (86,307). De plus, la dépendance à l’alcool a des conséquences somatiques plus sérieuses (telles que des insuffisances hépatiques chroniques) qui peuvent conduire à une mort prématurée ou favoriser des overdoses à cause de l’interférence avec le métabolisme de la méthadone (118).
Puisque les deux addictions doivent être traitées en même temps, on a d’abord essayé le disulfirame sur les patients sous méthadone. Mais bien que l’on ait vérifié la sécurité de cette association (53,203,367), son efficacité est toujours controversée, puisque le disulfirame est surtout l’équivalent d’un placebo (203). Il semble que la baisse de la consommation d’alcool dépende de l’observance du patient au traitement associé ; cela dépend, aussi, du degré de conscience du patient de la gravité du problème (203). Il est malaisé de faire prendre du disulfirame quotidiennement à des patients addictifs ; on peut alors avoir recours à des implantations sous-cutanées avec l’accord du patient, ou bien on peut autoriser la prise de méthadone mais seulement aussi longtemps que le patient montre une bonne observance au traitement par disulfirame. Une autre stratégie est de ne pas fournir de méthadone au patient si l’alcootest est positif (il révèle la consommation d’alcool durant les 12 heures qui précèdent le test) ou bien s’il y a un taux anormalement élevé d’alcool dans le sang. Cette procédure ne garantit pas que patient restera sobre après avoir pris de la méthadone.
Le Tableau 10 montre les associations possibles entre psychotropes et méthadone, observées par le Groupe PISASIA.
L’utilisation associée de la méthadone et du disulfirame devrait être limitée aux cas les plus graves, ou au moins aux cas dans lesquels la mauvaise compliance a empêché la possibilité d’autres traitements. De tels cas mis à part, on doit utiliser différentes pharmacothérapies, des démarches de soutien ou des traitements psychosociaux.
La naltrexone, bien qu’utile chez les alcooliques purs, n’est pas recommandée pour les héroïnomanes alcoolo-dépendants.
Pendant le traitement à la naltrexone, on a remarqué une augmentation d’abus de substances comme les benzodiazépines et les stimulants (211). Une explication possible est la suivante : l’héroïne est capable de provoquer un fort craving qui renforce donc la prise d’héroïne. La naltrexone bloque la sensation de récompense liée l’héroïne, résultant en une extinction du craving, mais en même temps elle finit par intensifier l’hypophorie due au manque de stimulation opioïde. Les sujets sous naltrexone peuvent donc recourir à l’alcool ou aux benzodiazépines pour calmer ces symptômes de manque tardifs et l’hypophorie stimulée par la naltrexone.
Tableau 10. Associations pharmacologiques et posologies chez les héroïnomanes alcooliques sous méthadone dans l’étude PIA-SIA

F.3. Le GHB chez les héroïnomanes dépendants à l’alcool
Le GHB est un anesthésique général qui n’est plus guère utilisé dans son indication première. Le GHB a plusieurs propriétés pharmacologiques : à des doses anesthésiques il provoque une augmentation des niveaux de dopamine dans certaines régions cérébrales, secondaire à une large inhibition de l’activité neuronale du système nerveux central. Des doses plus faibles semblent élever de manière sélective la transmission de dopamine dans la région de la calotte ventrale du mésencéphale (103,104,173,209,370).
Certaines propriétés pharmacologiques du GHB sont particulièrement intéressantes : il se lie à de nombreux sites différents, aucun n’étant associé aux récepteurs GABA-A tandis qu’il se lie aux récepteurs acides GABA-B. Il se substitue à l’éthanol chez le rat ; de plus, il diminue la consommation d’éthanol chez les alcooliques (110,111,119,217,223). Par conséquent, le GHB peut être utilisé chez les héroïnomanes dépendants à l’alcool et peut être associé à la méthadone même s’il est administré à fortes doses, comme celles dont on a besoin pour traiter la consommation d’héroïne.
On peut citer le cas d’une femme héroïnomane et dépendante à l’alcool, qui, dans le cadre de l’étude PISA-SIA, a été stabilisée par la méthadone. F.M était une chômeuse de 31 ans, avec une ancienneté d’addiction à l’héroïne de 10 ans, à ce stade poly-consommatrice de substances, et VIH-positive. Elle avait été traitée par 10 mg/jour de méthadone dans un centre local et elle était ivre lors de son premier examen dans un centre PISA-SIA. Elle a été considérée comme l’un des cas les plus sévères jamais examinés. Après 24 jours de traitement elle avait réduit sa consommation d’alcool de 70% et son score clinique global de 3 indiquait une forme légère de la maladie, enregistrant ainsi un bénéfice thérapeutique associé à l’absence d’effets secondaires majeurs. Elle a reçu en moyenne une dose de 27 cc/jour de GHB (minimum 20, maximum 30) avec une dose moyenne de 27 mg/jour de méthadone (minimum 10, maximum 30) et une dose moyenne de 4,75 mg/jour de Clonazépam (minimum 2, maximum 9). On a aussi utilisé 100 mg de trimipramine le soir pour lutter contre l’insomnie. Pendant les phases suivantes de stabilisation et de traitement substitutif, la dose de GHB a été graduellement augmentée jusqu’à 60 cc/jour et maintenue pendant au moins un an. Le traitement de soutien a duré 7 ans jusqu’à la mort de la patiente due au SIDA. Au moment de sa mort, elle recevait 40 mg/jour de méthadone tandis que elle était en cours de sevrage de GHB, qui avait été administré à 10 cc/jour.