Introduction
La méthadone, sous la forme de flacon unidose, existe en France dans le cadre d’une AMM depuis mars 1995. Cette forme sirop est en fait disponible depuis le début des années 70, produite par la Pharmacie Centrale de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP) et fournie pendant 20 ans aux 2 premiers centres expérimentaux (Fernand Widal et Hôpital Ste-Anne à Paris).
Dès le début des années 90, l’AP-HP va fournir cette préparation magistrale sans AMM aux premiers CSST. Ils deviendront alors ce qu’on avait coutume d’appeler des « Centres Méthadone », appellation discutable puisqu’il s’agissait bien de CSST qui, entre autres interventions, prescrivaient et délivraient de la méthadone (et plus tard d’autres médicaments de substitution à base de buprénorphine).
En 1995, après avoir obtenu une AMM et devant l’augmentation de la demande, l’AP-HP, se met à la recherche d’un partenaire industriel capable d’exploiter cette AMM, c’est-à-dire produire et de distribuer le médicament en France. Mayoli-Spindler exploita cette AMM à la suite d’un appel d’offre pour un contrat triennal. Pendant toute cette période, avant 1995 et de fin 96 à fin 99, il ne fut question que de la forme sirop, avec vraisemblablement une tentative de l’AP-HP de mettre au point une forme 100 mg sans sucre à la demande d’un de ces clients, le centre Parmentier (Médecins du Monde) à Paris.
Fin 99, Mayoli-Spindler renonce à exploiter l’AMM de la méthadone, sirop et c’est le Laboratoire du Dr E. Bouchara, qui deviendra quelques mois après Bouchara-Recordati, qui emporte un nouveau contrat pour 3 ans d’exploitation. Très vite, la firme laisse entendre qu’elle souhaite voir évoluer la méthadone dont elle a alors l’exploitation de l’AMM, notamment par le développement d’une galénique ‘sèche’. Elle est encouragée en cela par le rapport ‘Kouchner’(1), ministre de la santé de l’époque, qui se préoccupe du déséquilibre dans la diffusion des traitements de substitution (un patient sous méthadone pour près de 10 sous Subutex en 2000).
En effet, dans celui-ci, les auteurs (Lowenstein, Bloch-Lainée, Auge Caumon et Morel), préconisent, entre autres mesures la mise à disposition d’une galénique moins rebutante que le sirop, dont on percevait déjà les inconvénients (goût, sucre, alcool, encombrement…).
Après plusieurs années et au prix de longues discussions autour du cadre de prescription et de délivrance avec les autorités de santé, la méthadone, gélule est mise sur le marché en avril 2008. Cette mise sur le marché est saluée par diverses sources. Associations de patients, intervenants en toxicomanie (2) et même la revue Prescrire, généralement très critique avec les firmes et les nouveaux médicaments, se félicitent alors de cette mise à disposition (3).
Comme dans beaucoup de centres de soins, les patients sous méthadone sirop qui nous sollicitent (ou sur notre proposition) vont bénéficier d’un’switch’ de cette forme sirop à la forme gélule. Nous ne reviendrons pas ici sur les bénéfices de ce switch, ressentis autant par les patients que par les soignants qui les accompagnent.
Après les premiers constats relatés dans le Flyer n°43 de mai 2011 (4) au sujet de l’impact du changement de forme galénique et alors que nous nous attardions avec précision avec les usagers sur les effets secondaires, assez vite, nous sommes surpris de constater quelques nettes diminutions inattendues des hypersudations dont se plaignaient les patients sous sirop.
A titre d’illustration, voici les propos d’un patient : « Au niveau des sueurs c’est incomparable avec la gélule elles ont considérablement diminué, j’en ai surtout si je fais un effort. Avec le sirop j’étais trempé, une vraie fontaine, j’avais froid aussi. Et puis les gens posent des questions : « qu’est-ce qu’il a celui- là », je suis sûr que j’ai perdu une place à cause de cela, c’est suspect des sueurs comme cela. C’est peut être là dans la tête mais pour moi c’est mieux ». Sur les 10 entretiens que nous avions réalisés 4 personnes signalaient des changements quant aux sueurs.
Après quelques échanges avec le service de Pharmacovigilance de la firme Bouchara Recordati qui confirme qu’il s’agit d’un effet indésirable connu, sans lien selon eux avec la forme galénique, nous décidons d’aller plus loin et de conduire une investigation dans le but de mesurer si effectivement le changement de galénique, sirop pour gélule, pourrait améliorer nos patients se plaignant d’hypersudation. Le Dr Sophie Velastegui soulignait l’importance du désagrément occasionné par les sueurs et leur impact sur l’observance (5). Elle y développait les alternatives de prescriptions médicamenteuses possibles pour les réduire, pourtant le changement de galénique n’était pas évoqué.
Matériel et méthodes
Nous avons conçu un questionnaire sur Excel à remplir par un professionnel de santé (médecin, infirmier, éducateur…). Le questionnaire comprend 9 questions qui permettent d’évaluer le niveau de gêne occasionnée par les hypersudations et de quantifier l’amélioration lors du passage sous gélule (sur une échelle de 1 à 10).
Critère d’inclusion : Tout patient ayant changé de forme (sirop vers gélule) et ayant présenté des sudations (ou hypersudations) sous sirop.
L’étude est rétrospective, les patients ayant été interrogés étant déjà sous gélule. Le questionnaire a été adressé à une vingtaine de CSAPA ou équipes hospitalières et 8 d’entre eux nous ont retourné des questionnaires remplis et exploitables : AVAPT à Avignon, Béarn Addictions à Pau, un service hospitalier à Sotteville-les-Rouen, APS Contact à Provins, le Cabanon à Marseille, Nova Dona à Paris, AMPTA à Aubagne et Tremplin à Aix-enProvence. Les analyses statistiques ont été conduites sur le logiciel SAS 9.2 par la société CENBIOTECH. Le seuil de signification a été fixé à α=0,05.
128 patients ont donc été interrogés dans le cadre de cette étude.
Résultats
Niveau de gêne occasionnée par l’hypersudation dans la population sous sirop
La première question posée aux patients avait pour but d’évaluer le niveau de gêne occasionnée par l’hypersudation sous sirop, avant le passage à la gélule. Pour 3 patients sur 4 cette gêne est estimée à un niveau supérieur à 5 sur une échelle de 1 à 10 (fig. 1).
Figure 1 : Evaluation de la gêne ressentie due à l’hypersudation pour les patients sous méthadone sirop

L’analyse statistique ne plaide pas en faveur d’un effet secondaire qui serait dose-dépendant (p-value : 0,2143), même si une légère tendance dans ce sens semble se profiler. Un nombre plus élevé de patients aurait peut-être permis de confirmer cette tendance (fig. 2).
La posologie moyenne de la population étudiée est de 69,1 mg/jour avec une fourchette comprise entre 20 et 180 mg par jour. A noter que cette population se répartit assez harmonieusement en 4 groupes (40 mg ou moins, entre 41 et 60, entre 61 et 80 mg, plus de 80 mg).
Figure 2 : Evaluation de la gêne ressentie due à l’hypersudation pour les patients sous méthadone sirop selon la posologie

Evolution des patients lors du passage sous méthadone gélule
Le passage sous méthadone gélule n’a pas induit de grandes variations de posologie, 73,4% des patients gardant la même posologie. La posologie quotidienne moyenne est de 69,1 mg (min 20 – maxi 180) sous sirop et elle est de 68,9 mg (min 10 – maxi 180) après le changement.
58.3% des patients ressentent une diminution de leur hypersudation à la suite de ce changement. Cette amélioration est d’autant plus importante que les patients étaient initialement très gênés sous méthadone sirop.
En effet, 50,6% des patients ayant une gêne initiale inférieure ou égale à 7 se sentent améliorés vs 72,7% chez les patients ayant une gêne initiale supérieur à 7 (p<0.05).
Analyse des patients ayant ressenti une diminution de leur hypersudation due au passage sous méthadone gélule (n=74)
Les patients ayant ressenti une diminution de leur hypersudation due au passage sous méthadone gélule ont eu une diminution significative de leur gêne passant de 6.9 à 2.9 (p <0,0001), (fig. 3).
Figure 3 : Evolution de la gêne ressentie due à l’hypersudation suite au passage sous méthadone gélule pour les patients ayant ressenti une amélioration (n=74)

Figure 4 : Niveau de diminution de l’hypersudation due au passage sous méthadone gélule (n=74)

Dans 80% des cas d’amélioration, celle-ci est considérée par les patients comme importante à spectaculaire et les 20% restants la juge modérée (fig. 4).
Impact de la diminution de l’hypersudation sur la qualité de vie (n=74)
Pour les patients qui ont ressenti une amélioration de leur hypersudation, près de 9 sur 10 (87,7 %) déclarent qu’elle a amélioré leur qualité de vie, ce qui est probablement un des résultats les plus intéressants de notre étude.
Tableau 1 : Impact des baisses des sudations sur la qualité de vie due au passage sous méthadone gélule (n=74)

Discussion
Malgré les limites méthodologiques de cette étude (rétrospective) et un nombre de patients limité, il semble bien que le changement de forme galénique ait eu un impact non négligeable pour plus de la moitié des patients qui se plaignaient d’hypersudations quand ils prenaient du sirop de méthadone. Le passage à la gélule a contribué à diminuer cet effet indésirable, particulièrement gênant et vécu par de nombreux patients comme impactant leur qualité de vie.
Il parait hasardeux de trouver une explication rationnelle à ce résultat. Il faudrait en premier lieu le faire confirmer par une étude prospective.
L’hypersudation est un effet secondaire connu de la méthadone, mais aussi d’autres opiacés comme la morphine, le fentanyl et bien sûr aussi l’héroïne. Cet effet secondaire est donc en lien direct avec les mécanismes d’action des opiacés plus qu’il n’a de rapport avec un type de préparation pharmaceutique (sirop ou gélule).
Pour autant, on ne peut écarter l’idée que de passer d’une forme galénique peu adaptée à une prise au long cours, le sirop, à une forme plus moderne, la gélule, puisse avoir un impact au moins psychologique sur un effet indésirable comme l’hypersudation. Les usagers de substances psycho-actives ont en général des perceptions fines des sensations corporelles et psychiques induites par les psychotropes et les TSO en particulier. Il convient de les encourager à les verbaliser dans le cadre du soin.
En effet, le sirop est vécu comme ‘collant’, ‘poisseux’ et autres qualificatifs peu avenants qu’utilisent les usagers. Pour beaucoup d’entre eux, ils en prennent depuis très longtemps. A l’inverse, les gélules de méthadone apparaissent à leurs yeux comme une évolution positive, sans goût ni odeur, sans sucre. La perception subjective d’une amélioration liée au changement de forme semble en tous cas manifeste dans cette étude pour plus de la moitié des patients et de façon très sensible.
Tous les débats sur les formes génériques et les formes princeps pourraient être évoqués ici.
Ainsi par exemple entre les génériques et forme princeps de la buprénorphine haut dosage (5).
Cela ne concerne pas que les psychotropes. Les cardiologues et les neurologues signalent euxaussi des différences d’efficacité selon les formes, les présentations.
Par ailleurs, certains patients décrivent, sous gélule de méthadone, une ‘montée’ moins forte qu’avec le sirop. En effet, si les deux formes semblent bien bio-équivalentes et que le passage d’une forme à l’autre ne nécessite généralement pas de changement de posologie, nous avons recueilli plusieurs témoignages de patients déclarant une montée de l’effet opiacé moins importante, celle-ci étant généralement bien vécue (« c’est moins une drogue que le sirop »).
Traduit en termes pharmacocinétiques, cela pourrait signifier que le pic (C max) pourrait, pour certains patients, être moins haut qu’avec le sirop et pourrait être alors un paramètre pouvant expliquer une baisse des hypersudations. C’est la seule hypothèse objective que nous pouvons avancer.
Cette étude s’est attachée aux patients qui présentaient des sueurs avec la méthadone sirop avant le switch. Nous soulignons que dans notre patientèle, nous avons quelques personnes qui signalent une augmentation des sueurs avec la gélule ! Ce fait mériterait également une investigation.
Conclusion
Le passage de la forme sirop à la forme gélule a entrainé auprès de la population étudiée une diminution de l’hypersudation dans 58,3% des cas. Cette diminution est d’autant plus marquée que la gêne éprouvée lors du traitement par le sirop était importante. Ces améliorations apparaissent induites par le changement de forme galénique et non pas attribuable à des réductions de posologie.
Les patients améliorés ont déclaré dans une très forte majorité, que cela avait eu un impact positif sur leur qualité de vie.
En pratique clinique, nous devons prendre le temps et nous intéresser à la question des effets secondaires de façon précise car ils sont un aspect fondamental pour aider à l’observance.
Souvent, ils sont négligés. La formation médicale insiste peu à ce sujet.
Nous pensons que pour des patients sous sirop ayant des hypersudations et éligibles à la forme gélule, le transfert de galénique doit leur être proposé afin de diminuer cet effet secondaire particulièrement gênant et pouvant être un frein à l’adhésion au traitement, voire entrainer son arrêt prématuré.
Remerciements et liens d’intérêt
Nous remercions vivement toutes les équipes citées au début de l’article qui ont participé à cette étude.
Elle n’a fait l’objet d’aucune rémunération en faveur des investigateurs et des patients.
L’auteur n’a aucun lien d’intérêt avec l’Assistance-Publique des Hôpitaux de Paris, titulaire de l’AMM de la méthadone, ni avec Bouchara-Recordati, le laboratoire exploitant. Cet article a été rédigé sans contrepartie financière.
Bibliographie
- (1) L’accès à la méthadone en France. Bilan et recommandations : rapport au Ministre de la santé. M. J. AUGE-CAUMON ; J. F. BLOCH-LAINE ; W. LOWENSTEIN ; A. MOREL
- (2) Michel L. Gélules de méthadone : Quand les préoccupations de santé publique rejoignent les attentes des cliniciens et usagers. Alcoologie et addictologie. 2008, vol. 30, n°1, pages 79-80
- (3) Méthadone gélule : une forme attendue et bienvenue. La Revue Prescrire ; mai 2008, tome 28, n° 295, page 343
- (4) Poirson M. Méthadone gélule et méthadone sirop, quelques paradoxes dans le soin. Le Flyer n° 43, mai 2011, pages 15-21
- (5) Les effets indésirables de la méthadone : l’hypersudation, Dr Sophie VELASTEGUI (CH Clermont, 60) publié dans le Flyer n° 46 (Février 2012). Voir aussi Laqueille X. A propos de la pharmacocinétique de la méthadone, des conditions du passage du sirop de méthadone aux gélules et de l’étude de bio-équivalence… Le Flyer n°34, décembre 2008, page 23
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