Cela fait maintenant près de 30 années que nous observons, parfois avec stupéfaction, les pratiques de l’industrie pharmaceutique, notamment dans le domaine assez particulier de l’addiction qui nous concerne.
Pour planter le décor, et sans vouloir faire la sociologie du corps médical et pharmaceutique impliqué dans le domaine des addictions, on est bien obligé de faire le constat que le professionnel de santé qui accompagne des patients avec des addictions se situe plutôt sur la gauche de l’échiquier politique, même si cela n’est pas une règle pour tous.
Cela veut dire que, par nature, il est plus méfiant que la moyenne vis-à-vis des firmes pharmaceutiques, surtout lorsqu’elles déballent le gros attirail en matière de communication et de publicité pour leurs médicaments. Ce professionnel de santé est souvent plus sensible à une information scientifique déconnectée de toute promotion, même s’il n’est pas dupe sur le fonctionnement des firmes qui mettent à disposition des médicaments et qui ont besoin de faire du chiffre d’affaires.
Certaines firmes ont compris très vite cette spécificité :
- Schering-Plough à ses débuts, avec une équipe restreinte et particulièrement bien formée qui a accompagné la mise sur le marché de Subutex.
- Bouchara-Recordati, qui a sensibilisé les professionnels de santé aux bonnes pratiques en matière de prescription de la méthadone et qui a mis sur le marché avec succès, sérieux et en douceur les gélules de méthadone, très utiles à nos patients.
- Merck Serono, qui a informé pendant des années avec ténacité le milieu de l’alcoologie des possibilités de son médicament Aotal, malheureusement peu efficace, tout en faisant un travail d’environnement remarquable et utile aux professionnels de santé investis dans ce domaine. Avec là-aussi, des effectifs très faibles.
D’autres ont déballé d’emblée l’artillerie lourde pour promouvoir à grand renfort de publicités, de symposiums, de leaders d’opinion mobilisés, de visites médicales pléthoriques, des médicaments destinés à devenir des « blockbusters », pour reprendre les termes qu’utilisent les firmes elles-mêmes.
Citons Reckitt et Indivior, qui ont pris la suite de Schering-Plough et qui ont appliqué au lancement de Suboxone les standards de l’industrie dans d’autres segments (cardiologie, gastro-entérologie, etc.). Souvent parce que les dirigeants de ces firmes, arrivés pour l’occasion, avaient une expérience dans ces domaines, où le marketing s’exerce de façon plus ‘agressive’ et où les délégués médicaux sont récompensés de leurs ventes par des bonus, avec des messages très vite orientés vers la prescription plus que vers le bon usage. L’attribution des bonus mériteraient par ailleurs une remise en cause, comme cela a déjà été fait dans le Flyer (Voir : Pour éviter la crise (des opioïdes), stop aux bonus ! Le Flyer n° 74 – Février 2019).
Pour Suboxone, la débauche de moyens ne pouvait échapper à personne. Des confrères addictologues qui portaient haut et fort la bannière du ‘grand remplacement’ (Subutex par Suboxone) ou qui mettaient en avant des qualités du médicament qu’on ne retrouve ni dans les évaluations objectives, ni dans la pratique clinique.
Des symposiums dans tous les congrès nationaux et internationaux sur Suboxone, horizon prétendu indépassable de la buprénorphine, où des centaines de professionnels se rendaient, par ailleurs ravis d’être invités dans des congrès où ils n’auraient pas pu aller sans cette débauche de moyens. Des années de pré-lancement, un lancement tonitruant et, au final, quelques années plus tard, un médicament qui restera une anecdote dans l’histoire des médicaments de substitution opiacée. Trop de promesses (l’arrêt de l’injection !), trop de pression, et un milieu de l’addictologie sceptique face à cette débauche de moyens, suspecte de dissimuler des faiblesses, elles très réelles (Voir Buprénorphine, avec ou sans naloxone ?, le Flyer n° 72 – Sept. 2017).
On aurait pu penser que le lancement raté de Suboxone (en France, en tous cas), aurait pu servir de leçon à d’autres firmes qui, au passage, auraient pu faire quelques économies en dépenses somptuaires. Eh bien non !
Lundbeck, inspiré pas son expérience en psychiatrie, se lance dans la bataille de la promotion d’un médicament en addictologie avec la mise sur le marché de Selincro.
Même débauche de moyens ! Conférences de presse, symposiums dans tous les congrès, stands de plusieurs mètres carrés avec viennoiseries et cafés servis en permanence, bataillons de délégués médicaux primés sur les ventes et envoyés chez les médecins généralistes, les addictologues et les psychiatres avec la promesse de résultats chez 2 tiers des patients (!), spots radio, leaders d’opinion omniprésents pour promouvoir Selincro, avec là-aussi, des données scientifiques peu valides.
Référence : Palpacuer C, Laviolle B, Boussageon R, et al. Quelle place pour le nalméfène dans le traitement de la dépendance à l’alcool ?, 15/12/2016
Après 3 ans d’hyper-promotion, tout s’arrête. Plus de Laboratoires Lundbeck dans les congrès d’addictologie, plus de visiteurs médicaux pour promouvoir Selincro. Comme si le médicament n’avait jamais existé et qu’il ne servait à rien. Ce qui est inexact bien sûr. La prescription de Selincro, comme d’Aotal ou de Revia, reste utile pour certains patients.
Alors pourquoi ce retrait (de la promotion et de l’information sur ce médicament) ?
Parce que, probablement, l’objectif était de faire de Selincro un médicament destiné à plusieurs centaines de milliers de patients et que les moyens mis en œuvre étaient en ligne avec cet objectif très ambitieux. 30 à 40 000 patients traités plus tard, l’opération apparaît peu rentable, sûrement déficitaire, et l’arrêt de la promotion aussi brutal que le marketing était débridé. Il aurait fallu probablement plus de patience pour installer dans la palette des pharmacothérapies des troubles liés à l’usage d’alcool, le médicament Selincro et aussi plus de modération, moins de marketing tapageur. Mais le temps semble manquer souvent aux firmes, ainsi que la modération. Elles veulent rentabiliser très (trop) vite leurs investissements.
Les leçons à tirer de tout cela :
L’addictologue est un professionnel qui élabore sa pratique en fonction de ses propres expériences, voire de ses convictions. Il est moins réceptif au discours des leaders d’opinion que dans d’autres spécialités. Sa pratique est singulière et, s’il peut se nourrir de l’expérience de ses confrères, il garde son libre arbitre, probablement plus que tout autre médecin.
Tout tiers ambigu entre lui et son patient, et l’industrie en est un gros, parasite cette confiance car, fondamentalement, le succès de nos interventions est cette relation de confiance entre le médecin et le patient et non la chimie qui est prescrite ou délivrée, qui a certes son importance mais de second plan.
L’influence qu’exerce sur lui tel ou tel professeur est très limitée, compte-tenu du fait que sa pratique n’est pas la même, qu’il ne « voit pas les mêmes patients, et que de toute façon, il « ne fait pas le même métier ». Ce n’est pas comme ça dans le reste de la médecine, où les leaders d’opinion sont moins contestés.
Et, c’est d’autant plus vrai si le professeur untel intervient dans un sympo labo ou semble relayer les messages de telle ou telle firme. La crainte d’être manipulé peut provoquer alors un rejet. Le professionnel de santé exerçant en addictologie préfère se forger sa propre opinion, peu importe si elle n’est pas la même que la majorité ! Quand un médicament arrive sur le marché, il lui faut du temps pour se l’approprier. Il est plus attentif au retour de ses patients qu’à la promotion des délégués médicaux et aux discours des leaders de la spécialité. Sinon, Selincro et Suboxone auraient été des succès inouïs. Ce qui n’a pas été le cas, loin s’en faut.
La sur-promotion d’un médicament rend sceptique tout professionnel côtoyant des patients avec une addiction sur l’intérêt de ce médicament.
Il n’a probablement pas tort, d’autant qu’en addictologie plus que dans toute autre spécialité, c’est le patient qui choisit son traitement. Cela n’arrive jamais pour un hypotenseur. Mais là-aussi, beaucoup de firmes ne semblent pas l’avoir compris.
En addictologie, les firmes feraient mieux de financer des recherches, pragmatiques et proches de la clinique plutôt que de financer des bataillons de délégués médicaux, ‘utiles’ dans certaines spécialités pour faire connaitre le nom de marque d’un médicament pour qu’il soit dans le stylo du médecin prescripteur, mais complètement inopérants dans le domaine de l’addiction.
C’est un petit milieu avec quelques milliers de prescripteurs seulement qui, en quelques jours, connaissent les médicaments qu’ils peuvent prescrire, sans conférence de presse, sans pub dans le Quotidien du Médecin (qu’ils ne lisent pas), ni visites de délégués médicaux.
Les économies que pourraient faire les firmes sur le coût de ses visiteurs médicaux et de la promotion en général, seraient probablement de plusieurs millions d’euros, si elles s’en tenaient à une approche plus raisonnable. Elles y gagneraient aussi en image. Et pourraient investir en recherche…
Mais la raison semble souvent s’effacer devant l’ambition.
L’exemple de succès commerciaux des gélules de méthadone ou de Subutex, dont la mise sur la marché a été accompagnée par une petite dizaine de délégués médicaux et sans tapage marketing est la preuve que la débauche de moyens n’est absolument pas utile en addictologie, dès lors que le médicament mis sur le marché est utile et que les firmes sont patientes. L’exemple récent de la mise sur le marché à bas bruit d’Orobupré qui améliore le confort des patients sous buprénorphine et qui s’installe progressivement mais sûrement dans le paysage des MSO en est une autre preuve.
D’autres médicaments sont à venir :
- Baclocur, dont on espère que la promotion sera en phase avec les difficultés qu’a mis le médicament pour arriver sur le marché. Sans l’appui des Associations de Patients et des Sociétés Savantes, il n’en serait rien (Voir : E-dito du Flyer n°26, Baclofène, qui a obtenu l’AMM de Baclocur© ? Comment évaluer l’efficacité du médicament ?). Le médicament est déjà connu par la plupart des professionnels du champ de l’addiction. Il n’est pas nécessaire d’envoyer des bataillons de délégués médicaux sillonner les routes de France à la rencontre des prescripteurs potentiels. Une information fiable par quelques délégués bien formés et des messages en faveur du bon usage semblent préférables aux stratégies marketing habituelles des firmes pharmaceutiques, stratégies citées ci-avant (conférences de presses, sympo labo, promotion intrusive et trop fréquente, sur-promesses, etc.).
- Buvidal et Sublocade, formes dépôt de buprénorphine, dont on perçoit déjà l’ambition de remplacer les formes de buprénorphine actuelles par cette nouvelle stratégie de libération de la molécule sur une semaine ou un mois. Souhaitons là-aussi un peu de modération. Ces médicaments ont certainement une utilité, mais administrer 1 mois de buprénorphine en une seule fois, pour ‘guérir’ un usager de drogues définitivement de son addiction, est une promesse qui ne pourra être tenue. Surtout si elle s’adresse à tous les patients actuellement sous buprénorphine.
En conclusion
Le professionnel de santé investi dans le domaine des addictions est sensiblement différent que la plupart de ses confrères. Il est moins sensible aux sirènes de l’industrie pharmaceutique et à la promotion par des leaders d’opinion en faveur des médicaments. Ces derniers l’ont bien compris et, à quelques exceptions près, sont moins enclins désormais à promouvoir tel ou tel médicament, dans un symposium ou une conférence de presse.
Le professionnel de santé investi en addictologie est par nature confronté à l’échec des traitements. Entendre un délégué médical lui dire comment faire avec ses patients et lui promettre des résultats est incongru, sinon indécent. Recevoir un message promotionnel à répétition lui inspire plutôt de la méfiance que de la confiance.
En addictologie, nous avons peu de médicaments. Chaque arrivée d’une nouvelle option est accueillie avec enthousiasme. Mais cet enthousiasme est parfois suivi d’un sentiment moins favorable, en lien avec des pratiques promotionnelles qui manquent de modération et d’humilité, comme cela a été le cas parfois avec les exemples mentionnés ci-avant.
Personne n’a à y gagner quoi que ce soit, surtout pas nos patients, dont les firmes nous assurent que c’est pour leur bien qu’elles travaillent ! Cette simple référence au bien du patient par un représentant d’une firme doit nous inciter à la méfiance.
L’industrie pharmaceutique a sa place dans le domaine de la médecine. Elle nous fournit les médicaments dont nous avons besoin. Ce qui est essentiel.
Mais dire qu’elle œuvre à nos côtés pour le bien des patients est un pas que nous ne franchirons pas ici !
Avec le soutien rédactionnel de l’équipe du Flyer