Depuis un peu plus d’un an, il ne se passe pas un jour sans que la crise nord-américaine des opioïdes et ses plus de 50 000 morts annuels ne soient à l’origine d’un article dans la presse, d’une émission de télé, de l’interview d’un expert de l’addiction ou encore d’un post sur les réseaux sociaux.
Nous avons participé à cette médiatisation parmi les premiers, dès 2015, en prenant soin de préciser, à chaque fois que cela était possible, que les situations française et nord-américaine n’avaient rien en commun. C’est le moins que l’on puisse dire.
Mais, en France, on aime se faire peur et comme le buzz se fait rarement avec des messages rassurants mais plus volontiers avec des messages alarmistes, nous avons assisté ces derniers mois à de véritables cris d’alerte et exercices de transposition très approximatifs de la crise américaine (« the opioid crisis ») sur notre territoire.
S’il y a une crise des opioïdes en France, il s’agit surtout d’une crise des opioïdes faibles. 17 % de la population française a bénéficié en 2017 d’au moins une prescription de tramadol, de codéine ou d’opium, souvent en association avec du paracétamol (5). L’enquête DTA (Décès Toxique par Antalgique) nous rappelle chaque année que l’antalgique le plus meurtrier n’est pas la morphine, l’oxycodone ou le fentanyl, mais bien le tramadol. Près de 2/3 des décès par antalgique sont imputables au tramadol et à la codéine (1).
Dans un article à paraître dans le prochain Flyer et la revue Douleurs, il est question du recours à ces opioïdes faibles, parfois particulièrement rapides, en partie lié à une sous-utilisation des médicaments antalgiques non opioïdes. Plutôt que d’alerter les professionnels et les patients sur les dangers du paracétamol ou de l’ibuprofène, il serait souhaitable d’en promouvoir un bon usage auprès des patients (et des médecins), à des posologies efficaces et sûres, comme l’a fait récemment le Pr Nicolas Authier (2) qui dirige l’OFMA – Observatoire Français des Médicaments Antalgiques – créé en 2017.
C’est probablement un des moyens les plus efficaces d’éviter ou de différer la prescription d’opioïdes faibles, par exemple après 2 jours de paracétamol à 500 mg matin et soir, comme on le lit parfois sur les blogs, témoignages de patients algiques devenus accros à des fortes doses d’opioïdes sans avoir eu le temps d’exploiter le potentiel antalgique de médicaments non opioïdes, ceux qu’on appelle communément les ‘paliers 1’. Il faut promouvoir également des moyens non pharmacologiques, comme l’exercice physique, plus efficace dans les lombalgies chroniques que les différentes stratégies pharmacologiques.
La « morphinophobie » sert elle-aussi à l’utilisation large des opioïdes faibles, réputés moins dangereux (ce qui n’est pas le cas évidemment) (3) et idéalement placés entre les non opioïdes et les forts.
Au-delà de ces constats, y a-t-il d’autres raisons ? Pourquoi consomme-t-on tant d’opioïdes faibles en France ?
Nous voyons d’autres éléments, dans le champ pharmaco-économique, qu’il serait bon d’analyser avant de penser à des mesures contre-productives.
Le succès de Di-Antalvic® et des autres opioïdes faibles
Médicament star de la fin du 20ème siècle et retiré du marché en 2010, il faut se souvenir que son succès est aussi lié à une promotion très active de la puissante firme Sanofi et de ses centaines de délégués médicaux dont la mission consistait à ‘promouvoir’ cette stratégie thérapeutique, présentée comme plus efficace que les antalgiques non opioïdes et bien sûr, sans risque !
Le retrait de Di-Antalvic® a eu aussi pour conséquence une ruée vers ce nouvel eldorado qu’était ce marché des opioïdes faibles de plusieurs centaines de millions d’euros, particulièrement attractif, soudainement plus accessible. La promotion de différentes formes de tramadol, seules ou en associations, qui avait commencé avant ce retrait, faisait rage et, là-aussi, des centaines de délégués médicaux, peu avertis des risques addictifs, incitaient à l’usage de cette molécule, particulièrement efficace et bien tolérée, message habituel des génies du marketing.
En parallèle, de grosses firmes mobilisaient leurs troupes, comme BMS-Upsa et Sanofi, pour la prescription des codéinés, Codoliprane® et Efferalgan Codéiné® notamment, pendant que d’autres vendaient directement aux pharmaciens des stocks de médicaments codéinés dispensés de prescription.
Dernier en date, Izalgi®, nouveau best-seller du marché, en progression constante, qui surfe sur la vague de méfiance vis-à-vis de la codéine et du tramadol avec là-aussi des bataillons de délégués médicaux, chargés de conquérir le marché des antalgiques avec d’autant plus de vigueur que, génériques obligent, la promotion en faveur des médicaments princeps (Topalgic®, par exemple) a quasiment disparu. Le côté ‘opium’, extrait naturel du pavot, permettant également de surfer sur une vague verte et moins chimique, faussement rassurante.
Du côté des opioïdes forts…
Si le marché des opioïdes forts n’atteint pas les sommets de celui des opioïdes faibles, il a fait l’objet d’une croissance régulière ces dernières années. En 2017, c’est près d’1 % de la population qui a eu au moins une prescription dans l’année.
Est-ce trop ? Ou pas assez ? S’agit-il d’une amélioration de la prise en charge de la douleur comme le rappelle régulièrement les Autorités de Santé ou un signal inquiétant pour l’avenir ?
Dans tous les cas, avec ce 1 %, on est bien loin des niveaux d’exposition de la population américaine ou australienne, qui sont bien plus friandes en opioïdes forts que nous autres, Français mais aussi Espagnols, Allemands ou Néerlandais par exemple. Les raisons de cette surexposition et ses conséquences ont déjà fait l’objet de nombreux décryptages (4).
Mais, si on y regarde de plus près, l’évolution de marché des opioïdes forts est surtout la conséquence de la progression des fentanyls, notamment les transmuqueux et, à moindre échelle, de l’oxycodone (5). Les patchs de fentanyl et les morphines à libération immédiate et prolongée, pierres angulaires des traitements morphiniques, ont progressé certes, mais plutôt à un train de sénateur.
La bataille commerciale menée par les différentes firmes pharmaceutiques lorgnant sur le marché des « Accès Douloureux Paroxystiques » a produit son lot de prescriptions hors-AMM, car autant de médicaments pour au final si peu de patients, il fallait bien trouver des débouchées pour ces blockbusters. Si les fentanyls transmuqueux étaient uniquement remboursés pour les indications de leurs AMM, les ventes s’effondreraient très rapidement, de près de moitié très sûrement.
Côté oxycodone, la multinationale Mundipharma et, en premier lieu, ses filiales américaines (Purdue) et européennes ont investi le marché des opioïdes forts puis, en second lieu, à l’échelle de la planète, visant à déloger la morphine de sa position de traitement de référence en matière d’opioïde fort. Cela était d’autant plus facile à entreprendre qu’elle se trouvait face à des petites entreprises nationales avec des enjeux uniquement locaux, voire à aucun concurrent pour cause de marchés envahis par des génériques ou des spécialités plutôt anciennes peu défendues (6). Après les États-Unis et l’Europe, c’est désormais en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Asie que se déploient les efforts de la firme. En France, l’oxycodone a pris une place non négligeable en s’appuyant sur un marketing ‘efficace’ et procédant par allégations non validées scientifiquement laissant penser que l’oxycodone était une molécule nouvelle – commercialisée depuis 1916 ! – plus efficace et mieux tolérée que d’autres opioïdes forts. La construction d’une stratégie marketing parfaitement ciselée, le relais par des experts de la douleur, à l’image de ce qui s’est déroulé aux Etats-Unis, et une force de vente hyper-motivée ont contribué à l’installation de l’oxycodone sur le podium des opioïdes forts les plus prescrits. Cette stratégie a été parfaitement décrite dans un article récent (7).
L’élément constant dans toutes ces histoires : la place des délégués médicaux
L’élément constant dans toutes ces histoires de médicament, c’est bien sûr la place des délégués médicaux, embauchés pour promouvoir ces médicaments avec, à l’appui, les fameux bonus pour les motiver à atteindre leurs objectifs de vente.
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause tout un système économique basé sur la performance commerciale et le libéralisme économique (quoique !), mais simplement de pointer un des facteurs sur lesquels il est facile d’agir et qui a une part de responsabilité non négligeable dans la diffusion des médicaments antalgiques.
Les opioïdes forts et faibles sont particulièrement concernés par ce ‘système’ car leurs indications, même si elles font l’objet de recommandations par les Sociétés Savantes, sont larges et parfois floues. Par ailleurs, ils s’adressent à des patients avec des douleurs dont la mesure reste subjective. Enfin, les mentions des AMM indiquent les médicaments selon l’intensité de la douleur et permettent alors des prescriptions à la limite, voire carrément hors-AMM.
Beaucoup de patients ont des douleurs ne répondant pas tout de suite aux antalgiques non opioïdes prescrits à des posologies non optimales, et font part à leurs médecins de douleurs modérées à intenses, pour lesquels tous attendent un soulagement rapide. Nous voyons dans nos consultations ‘douleur’ ou ‘addiction’, ou dans nos pharmacies, des patients devenus accros principalement à du tramadol, de la codéine, ou des fentanyls transmuqueux avec pour origine de leurs douleurs, une migraine, une lombalgie chronique ou encore une fibromyalgie. Si le soulagement a pu être réel dans les premiers temps, la dépendance puis l’addiction se sont installées par la suite. En tout état de cause, l’indication et la prescription n’étaient pas fondées et hors-AMM.
« Au-delà du marketing flirtant souvent avec les recommandations et les mentions légales, le travail de conviction de délégués médicaux primés sur les résultats de l’entreprise et la performance des médicaments qu’ils promeuvent, peut avoir un impact direct sur la sur-prescription de médicaments, rappelons-le potentiellement mortel en cas de mésusage. »
Indubitablement, le marketing outrancier de médicaments antalgiques opioïdes conjugué à des bonus accordés aux délégués médicaux, bonus eux-mêmes liés aux performances commerciales, ont joué un rôle important dans la crise nord-américaine des opioïdes (8, 9, 10). Si on ne veut pas répéter les erreurs connues du passé, il est urgent d’intervenir sur un système dont on perçoit le danger.
Nous pensons que pour des médicaments à risque de mésusage, de détournement, d’abus, d’addiction et de prescription hors-AMM, une rémunération des délégués médicaux, indexée d’une manière ou d’une autre sur les ventes de médicaments devrait être prohibée.
Cela pourrait concerner les antalgiques opioïdes forts et faibles, les médicaments de substitution opiacée, voire les benzodiazépines. Cela ne concerne que quelques firmes qui pourraient signer avec une Autorité de Santé, l’ANSM, la MILDECA, voire le Ministère de la Santé, une charte interdisant pour ses délégués médicaux toute forme de rémunération commerciale et privilégiant la formation au bon usage, l’incitation à la non-prescription hors-AMM ou à son encadrement strict, la diffusion des documents officiels (avis HAS, recommandations, etc.) ou encore la mise à disposition d’outils visant à évaluer les risques d’abus, de mésusage ou d’addiction.
Les solutions pour éviter que ne s’installe en France une crise à l’américaine sont nombreuses. Elles passent bien sûr par une formation des médecins et une sensibilisation des patients. Mais on ne peut pas se permettre de faire l’impasse sur des solutions qui impliquent directement un des acteurs clés, à savoir l’industrie pharmaceutique.
Les moyens qu’elle investit dans la promotion des médicaments sont considérables, y compris les sommes versées sous forme de bonus à des délégués médicaux pour des médicaments pouvant être prescrits hors-AMM, pouvant faire l’objet de mésusages et potentiellement être mortels dans ces conditions.
Les médicaments concernés par ce propos sont pris en charge par la solidarité nationale. Cela signifie que leurs chiffres d’affaires respectifs sont directement alimentés par les systèmes de Sécurité Sociale. Les bonus indexés sur les ventes de médicaments sont donc plus ou moins directement financés par l’état lui-même. En remboursant les médicaments, c’est lui qui verse en quelque sorte des primes aux délégués médicaux.
Récemment la Ministre de la Santé, a su prendre une décision politique claire et rapide en retirant de la vente libre les médicaments à base de codéine. C’était en juillet 2017.
Elle peut agir de façon aussi significative sur une des composantes de l’offre croissante des médicaments opioïdes.
Conclusion
La suppression des bonus aux délégués médicaux ou de toute forme de participation aux résultats commerciaux de leurs actions d’information au bon usage (ça, c’est pour la théorie ; en pratique il s’agit plus souvent d’incitation à la prescription) doit s’ajouter à l’encadrement de la communication des industriels déjà à l’œuvre.
L’accompagnement des professionnels de santé et la sensibilisation des patients mettront du temps avant d’être efficients. Peut-être est-il bon d’agir tout de suite sur ce qui peut être efficace rapidement et qui n’aura pas de conséquences sur la qualité de la prise en charge de la douleur en France.
Dans un récent article du Jama (11), des chercheurs ont établi que la crise américaine des opioides pourrait faire 700 000 morts par overdose aux USA d’ici à 2025. On est loin d’un tel scénario épidémique en France.
Ce n’est probablement pas une raison pour ne pas mettre en œuvre ce que les Autorités de Santé des Etats-Unis auraient dû faire dès la fin des années 90.
Bibliographie
- (1) ANSM. Décès Toxiques par Antalgiques. Résultats 2018
- (2) Dépliant OFMA « JE PRENDS DES MÉDICAMENTS ANTIDOULEURS À BON ESCIENT«
- (3) Prescrire Rédaction. Stratégies. Les antalgiques opioïdes dits faibles. Codéine, dihydrocodéine, tramadol : pas moins de risques qu’avec la morphine. Rev Prescrire 2015 ; 35 (385) : 831-838
- (4) American Story : De la prohibition (1914) à la crise des opioïdes de Bertrand Lebeau Leibovici, Flyer n° 72 (Sept. 2017)
- (5) Chenaf et al. Prescription opioid analgesic use in France : Trends and impact on morbidity-mortality. European Journal of Pain 2018.http://www.ofma.fr/wp-content/uploads/2018/09/Chenaf_et_al-2018-European_Journal_of_Pain-vf.pdf
- (6) Courrier international. OxyContin, un antidouleur addictif à la conquête du monde, 09 février 2017
- (7) Oxycodone, ‘objet marketing’ ou alternative à la morphine, Dr Jacques POUYMAYOU et Stéphane ROBINET, Le Flyer n° 63 (Mai 2016)
- (8) The Pain Hustlers, New-York Times, May 2, 2018
- (9) Oxycontin: how Purdue Pharma helped spark the opioid epidemic, The conversation, 19 avril 2016
- (10) Scott E. Hadland & al. Association of Pharmaceutical Industry Marketing of Opioid Products With Mortality From Opioid-Related Overdoses, JAMA, Juanary 18, 2019
- (11) Qiushi Chen & al. Prevention of Prescription Opioid Misuse and Projected Overdose Deaths in the United States, February 1, 2019