L’Oxycontin® est particulièrement populaire aux Etats-Unis depuis maintenant plusieurs années, entre autres pour son utilisation à des fins récréatives. Tout a été dit sur le sujet : de la responsabilité de la firme Purdue (Mundipharma) et son marketing agressif, en passant par l’immobilisme de la FDA et des Sociétés Savantes (il a fallu le décès de stars très populaires pour que la prise de conscience surgisse assez tardivement), en passant par les discours de leaders d’opinion chargés par les firmes de propager la bonne parole visant à banaliser la prescription des antalgiques opioïdes. Résultat des courses : la boite à pharmacie de quasiment tous les américains contient (contenait) de l’Oxycontin® ou un autre opioïde antalgique comme le Vicodin® (l’antalgique du Dr House), comme il y a du paracétamol dans les nôtres. (Voir American Story : De la prohibition (1914) à la crise des opioïdes de Bertrand Lebeau Leibovici).
En 2010, une nouvelle forme d’oxycodone, dite « abuse-deterrent » car plus difficile à détourner (difficile à réduire en poudre, donc à sniffer ou injecter), a été mise sur le marché par la firme pour remplacer la forme existante d’Oxycontin® que la firme commercialisait jusqu’alors. Notons au passage que ces formes abuse-deterrent permettent aussi de prolonger la mainmise sur le marché, notamment à l’occasion de l’arrivée de génériques. C’est une pratique habituelle de Big Pharma, on appelle cela le « life-cycle management ». Très tôt et de manière intuitive, nous avions mis en garde contre cette tentation. (Voir e-dito n° 4).
Mais, à cette époque, nous étions pratiquement les seuls à consacrer des articles sur le sujet. Ce n’est plus le cas désormais.
Aux Etats-Unis et en Australie, l’objectif annoncé de cette galénique était de diminuer le mésusage, le détournement et le nombre d’overdoses. Récemment, plusieurs auteurs se sont interrogés sur son impact réel sur la consommation d’opioïdes et ses bénéfices à l’échelle de la population.
L’étude australienne…
Publiée en 2018 dans la prestigieuse revue « LANCET Psychiatry », l’étude NOMAD (National Opioid Medications Abuse Deterrence) a été menée par une équipe australienne dans le but d’examiner l’impact de la nouvelle formulation d’oxycodone sur la consommation d’opioïdes ou les dommages tels que les overdoses. (Voir Briony Larance & al., The effect of a potentially tamper-resistant oxycodone formulation on opioid use and harm: main findings of the National Opioid Medications Abuse Deterrence (NOMAD) study, The Lancet, January 10, 2018)
Les résultats provenant de bases de données sanitaires de plusieurs états d’Australie ont été collectés, avant et après l’arrivée de la forme « abuse-deterrent ».
Dans cette étude financée par la firme (Mundipharma Australia), les résultats ont suggéré un intérêt des formes abuse-deterrent dans la réduction du mésusage. Cependant, il n’a été montré aucun impact sur l’utilisation massive d’oxycodone en Australie qui s’est poursuivie après l’introduction de la nouvelle forme. Benjamin Rolland avait commenté les résultats de cette étude pour un numéro du Flyer de mai 2018.
L’étude américaine…
Une autre étude réalisée par des économistes américains s’est intéressée, comme dans l’étude NOMAD, au marché des opioïdes analgésiques, tout en élargissant le champ de la réflexion au marché des drogues illicites. (Voir William N. Evans, Ethan Lieber, Patrick Power, How the Reformulation of OxyContin Ignited the Heroin Epidemic, February 14, 2018).
Cette étude a été largement commentée lors de sa publication, comme nous le faisons aujourd’hui.
Leur article, publié en 2018 dans « Review of Economics and Statistics » a eu pour objectif de mieux comprendre l’effet des nouvelles formes d’oxycodone dans le contexte de la crise actuelle aux Etats-Unis : celui de l’augmentation exponentielle des cas d’addiction et de décès par overdoses liés aux opioïdes.

Selon leurs analyses, la majorité des études montrant un impact positif des formes « abuse deterrent » sur l’abus d’opioïdes ont généralement considéré les mêmes critères : prescriptions d’Oxycontin®, décès par opioïdes, mortalité rapportée à la firme, appels aux centres antipoison et entrées en soins dans des programmes de soin.
Mais à partir de 2010, chez une partie des usagers d’Oxycontin®, il a été mis en évidence un phénomène de report des consommations vers l’héroïne. Ces travaux, menés par des économistes et publiés en 2018, se sont interrogés sur le lien entre arrivée des galéniques dissuasives et augmentation des overdoses aux opioïdes.
Les différentes analyses réalisées par l’intermédiaires de modèles mathématiques ont porté sur :
- Le prix et la pureté de l’héroïne et le lien avec l’augmentation des consommations. Si le prix n’a pas été le facteur initial catalysant le passage vers l’héroïne, son coût a diminué régulièrement les années suivantes. L’héroïne présente également l’avantage de pouvoir être sniffée, fumée, injectée ou inhalée.
- Les changements majeurs sur le marché des opioïdes licites ou illicites semblent se cantonner, d’une part à l’oxycodone (sans report vers le fentanyl, la morphine ou la codéine) et sur l’héroïne d’autre part, dont le marché s’est profondément modifié au moment de l’arrivée de la nouvelle galénique (entre août et septembre 2010).
- Les taux de mortalité avant 2010 étaient comparables entre tous les états américains. A l’arrivée de la reformulation d’oxycodone, il a été constaté un taux de mortalité par héroïne d’autant plus élevé que la consommation initiale d’oxycodone était importante.
D’autres causes ont également été avancées comme pouvant expliquer la hausse des consommations d’héroïne, et notamment les programmes de surveillance des prescriptions ainsi que l’introduction du fentanyl dans les produits de coupe de l’héroïne.
Conclusion
En conclusion, les résultats de cette dernière étude suggèrent que, non seulement les nouvelles formes d’Oxycontin® n’avaient pas eu d’impact sur les niveaux de consommation d’oxycodone, mais que leur introduction aurait directement entrainé un report des usagers vers l’héroïne.
C’est ce transfert de l’oxycodone vers l’héroïne, parfois coupée avec des fentanyloïdes, qui est jugé responsable de la brutale augmentation des overdoses aux Etats-Unis (qui perdure), alors même que la consommation des opioïdes analgésiques continue de décroitre [figure plus haut].
Ces données remettent directement en question la pertinence de proposer des formes non détournables pour des médicaments qui font l’objet d’abus ou détournés de leur voie d’administration. Les auteurs ont par ailleurs conclu que la mise à disposition de formes « abuse deterrent » ne semble pas être une politique efficace pour réduire l’abus de drogues et les décès par overdoses lorsque dans le même temps, il existe des substances proches pouvant servir d’alternatives.