NDLR : L’écriture de cet article a été suscitée par la lecture des FLYERS n° 12 et n° 13 et des articles « Une histoire belge qui fait réfléchir ! » écrit par Mme le Dr Anne-Françoise VANHOENACKER et « Histoire belge ou enjeu européen ?« , écrit par Monsieur Yves LEDOUX. Le comité de rédaction remercie vivement Mme Eléonore de Villers pour cette réflexion féconde.
Comment le mythe de la facilité belge pour la méthadone cache les raisons fondamentales de la transhumance des patients français vers la Belgique.
La rumeur
« Bonjour, on m’a dit que j’pouvais avoir de la métha pour un mois, je voudrais un rendez-vous aujourd’hui. J’habite Calais… » Le jeune homme que j’ai au bout du fil est vite refroidi quand je lui explique que même s’il habite loin, il devra passer par une série d’étapes avant la mise en route du traitement, avant de pouvoir espérer un allongement des prescriptions et qu’il n’obtiendra jamais des délais de prescription aussi longs. Il en déduit rapidement qu’il devra trouver une autre solution que Tournai… Mais il n’espère plus rien de la France. Et pour cause, il ne peut être reçu qu’un mois plus tard dans le service le plus proche où il s’est adressé.
La rumeur fait ainsi courir l’idée qu’en Belgique, la méthadone est « facile »… Et les patients, venant de très loin parfois, frappent aux portes des services en espérant une solution rapide avec une longue couverture médicale.
Comment en est-on arrivé là ?
Que s’est-il passé en France et en Belgique pour expliquer cette situation de transhumance de plus d’un millier de patients français vers la Belgique, perçue comme l’eldorado ?
L’afflux
Des coups de fil de ce genre, Citadelle en reçoit souvent. Et, pour ceux qui viennent de régions limitrophes (1) nous avons dû chercher des solutions rapides pour les intégrer dans nos consultations. Nous sommes actuellement à un seuil d’accueil limite du point de vue du nombre. Les plages horaires des consultations sont saturées. Le turn over des patients qui « ne font que passer » est en progression constante. Au cours des trois dernières années, les nouvelles demandes formulées à Citadelle (2) sont à 50 % le fait de ressortissants français. Certains quittent le réseau après quelques mois. Mais progressivement, leur nombre augmente. Aujourd’hui, ils représentent un tiers des patients suivis par Citadelle.
Comment s’explique cette explosion ? Comment gérer la crise ? Comment résoudre la situation à moyen et long terme ? Telles sont les questions qui mobilisent l’équipe de Citadelle depuis des années. Ce sujet a d’ailleurs motivé un travail transfrontalier de plusieurs années dans le cadre d’Interreg (3). Des contacts avec la France sont développés depuis une dizaine d’années. Et, malgré l’effet positif de ce travail, nous sommes toujours tributaires de l’actualité.
Après une période d’accalmie fin des années nonante, tout bascule fin 2001 suite à l’arrêt de travail brutal de deux prescripteurs isolés de la région montoise. Et c’est l’afflux massif vers tous les médecins et services frontaliers, tant belges que français. Les chiffres les plus fous ont circulé concernant les patients qui étaient pris en charge par ces médecins. Sans entrer dans la polémique des chiffres, il est évident que cet afflux massif a bousculé tant les patients qui se trouvaient du jour au lendemain sans traitement que les professionnels qui étaient sollicités.
Pour expliquer cette situation, le plus simple serait d’incriminer directement les médecins en arrêt en leur reprochant d’avoir été « trop accueillants »… Mais, à leur faire porter la responsabilité, ne se prive-t-on pas d’une nécessaire remise en cause de nos propres pratiques, de part et d’autre de la frontière ?
L’effet électrochoc
Un point positif de cette situation : elle a servi d’électrochoc, stimulant les contacts entre structures afin de trouver des solutions concrètes pour les patients. Elle a aussi permis de réfléchir à un niveau institutionnel, questionnant nos pratiques habituelles. A Citadelle, cela nous a interpellés à plus d’un titre, au niveau médical et au niveau psycho-social :
- Concernant les rythmes de délivrance, les dosages de méthadone : N’étions-nous pas trop frileux, les patients avaient-il le « confort » nécessaire pour ne pas rechuter ? Nous avons, dès lors, entrepris une étude des méthadonémies (mesure du taux de méthadone dans le sang) (4). Ce qui a permis d’adapter les prescriptions selon les patients.
- Concernant les exigences psycho-sociales : 1). Pour les patients qui ne peuvent pas d’emblée commencer un travail psy (5), ces exigences préalables sont-elles adéquates ? 2) Et, ces exigences ont-elles du sens pour des personnes qui sont déjà au-delà dans leur démarche, qui ont retrouvé dans leur environnement la stabilité nécessaire et suffisante (6) pour poursuivre » seules » le traitement ? Cela nous a obligé à repenser le champ d’intervention pour certains patients.
En France, certains services ont également modifié sensiblement leur politique d’accueil, après avoir reconnu certains blocages. Des professionnels de centres spécialisés ont reconnu, par exemple, que pour permettre un meilleur suivi de leurs patients, ils les fidélisaient avant de les adresser en médecine de ville. Ce qui a pour effet de provoquer liste d’attente, engorgement, etc.
Les contacts transfrontaliers ont permis d’élaborer des conventions de transfert. Ces accords ont permis que, pour les patients qui le souhaitaient, nous commencions la méthadone dans la mesure où un service français ouvrait un dossier « psycho-socio-administratif »; ceci dans l’espoir qu’après un ou deux mois, le patient puisse être suivi entièrement par le service français, voire, par un médecin généraliste, en médecine de ville. Ce travail de rapprochement a réellement porté ses fruits. Il a permis à une proportion importante de patients pris en charge à Citadelle de pouvoir bénéficier par la suite d’un service proche de chez eux, en France (7).
Les risques : l’identification à un lieu de « dépannage » méthadone
Un bémol pourtant…
Ces conventions ne sont pas sans risques ! En effet, Citadelle a été progressivement identifiée comme un lieu de « dépannage » méthadone. De plus en plus de centres français suggèrent à leurs patients d’appeler Citadelle pour demander un suivi en attendant qu’il y ait une place de libre. Ainsi donc, pour ces patients, nous servons de « bouée de sauvetage », pour quelques jours voire pour un mois, en attendant que les services français soient à même de les accueillir… Ainsi, nous ne devons pas être dupes… car accepter cet afflux met à mal le cadre de travail élaboré depuis 15 ans de pratique.
Les patients sont parfois fortement déstabilisés par la situation kafkaïenne qu’ils vivent. Ces accueils en urgence provoquent tensions, surcharge de travail, et cela, sans aucune reconnaissance ni soutien financier. Cette situation risque, à moyen terme, de créer un système de « soins à deux vitesses » : les patients suivis « au long cours » d’une part et les patients qui ne font que « passer » et pour lesquels le seul service qui soit demandé est de « dépanner » en méthadone, le temps que la situation se stabilise en France.
Jusqu’à présent, Citadelle a tenu le pari de ne refuser personne tout en maintenant un certain seuil d’exigences. Mais combien de temps cela restera-t-il possible ?
Les enjeux
Il nous semble donc urgent de réfléchir à une solution structurelle à long terme en tenant compte des principaux enjeux en matière de politique de santé, à savoir :
- Garantir une proximité de soins : l’usager doit avoir accès à des services proches de chez lui.
- Garantir le libre choix du patient: l’usager doit pouvoir choisir le service ou le médecin ou encore le pharmacien (tout en respectant bien entendu les législations en vigueur, les règles déontologiques et les règlements internes des services).
- Garantir une déontologie des professionnels : l’usager doit avoir accès à des services fiables.
- Garantir un suivi pluridisciplinaire quand cela s’avère nécessaire : l’usager doit pouvoir être aidé médicalement, socialement et psychologiquement dans le cadre de son traitement.
Ces enjeux sont contradictoires entre eux, ce qui ne va pas sans créer de tensions ; la liberté du patient ne va pas nécessairement dans le même sens que les objectifs du soignant. D’où la polémique actuelle sur l’origine de la situation que nous connaissons aujourd’hui. Pour qu’à terme ces garanties soient assurées, en Belgique comme en France (que les patients soient suivis dans leur région d’origine, par exemple), il faut parvenir à trouver une combinaison qui puisse satisfaire tout le monde et revenir aux causes réelles et profondes du problème de la transhumance des patients.
Représentations sur le système Belge
Comme nous allons le voir, on ne peut réduire la différence entre la France et la Belgique à une question de durée de prescription : quotidien en France et mensuel en Belgique ou à une question d’attitude : « laxiste » en Belgique et « rigoureuse » en France. Cette idée globalisante et réductrice qui provoque l’afflux des patients est alimentée par l’effet médiatique de certains médecins dont les pratiques font office de » preuve « . Ce mythe de la « Belgique de tous les possibles » qui s’alimente de la rumeur doit être démonté par une analyse, en profondeur, des différences structurelles.
L’afflux des patients ne peut s’expliquer uniquement par ce qui se passe dans le pays d’accueil mais aussi bien par la situation de la région que l’on déserte… Revenons quelques instants sur les procédures, les législations, en cours dans les deux pays.
En France. En France, le cadre légal est très strict en matière de méthadone et impose un circuit de soin unique pour les patients alors que pour la buprénorphine, le système de prise en charge est varié et relativement accessible. Pour ceux qui souhaitent un traitement par la méthadone parce que la buprénorphine ne leur convient pas, le chemin reste long et difficile. La procédure est identique pour les patients « stabilisés » socialement ou totalement « désinsérés » : passage obligatoire par un centre spécialisé méthadone (les centres étant trop peu nombreux ce qui provoque liste d’attente), délivrance quotidienne sur place et stabilisation avant le passage en médecine de ville. Entre les centres spécialisés, des différences notoires apparaissent pourtant. Malgré un cadre légal astreignant, les politiques d’accueil et les capacités d’intégration de nouveaux patients peuvent varier sensiblement d’un service à l’autre, d’une ville à l’autre.
Modèle Belge. En Belgique, nous devons déplorer un vide juridique total. La Conférence de consensus qui a permis de baliser les procédures dans le cadre des traitements à la méthadone (en incitant au travail en réseau par exemple) en 1994 a donné lieu à un document reprenant ces recommandations mais n’ayant pas force de loi, il ne peut constituer un outil de contrôle. Par contre, nous devons reconnaître qu’il existe tout un panel de services différenciés. En 15 ans, une série de circuits de soins (8) ont vu le jour avec des modalités variées concernant les conditions préalables à la mise en route du traitement, les délais de prescriptions, les modes d’administration et types de délivrance, etc. Les seuils d’exigences pratiqués varient sensiblement ce qui permet de répondre de façon personnalisée, en fonction des profils de patients (9) et de l’objectif thérapeutique que l’on se fixe.
De nettes différences existent donc entre les deux pays en matière de méthadone au niveau juridique et au niveau des modalités de prise en charge (10), et, sur le territoire belge lui-même des différences notoires apparaissent.
C’est en tenant compte de ces différents éléments, en France et en Belgique, qu’il faut, semble-t-il, comprendre la migration des patients. Il est donc essentiel et urgent que la réflexion de fond (au niveau des travailleurs de terrain mais aussi au niveau politique) se développe car la situation actuelle pose, pour l’avenir, une question plus fondamentale des POLITIQUES DE SANTÉ de part et d’autre de la frontière. Comment les penser, les confronter et les harmoniser afin d’éviter les heurts entre services, et le développement d’un sentiment d’arbitraire total chez le patient puisque certains services prescrivent au compte goutte alors que d’autres prescrivent massivement ? Autant de questions que nous devons aborder conjointement. C’est de la contradiction générée par les différents enjeux en santé que la situation actuelle pourra être valablement résolue.
Plus les services seront nombreux, acceptant le débat contradictoire entre eux, plus les garanties de proximité de soin pour le patient, de déontologie, de pluridisciplinarité seront assurées !
Notes :
- (1) Lille, Roubaix, Valenciennes
- (2) selon les chiffres des trois dernières années
- (3) Dispositif d’échange transfrontalier entre les professionnels du soin aux U.D.
- (4) Cette étude a été réalisée avec le mouvement » Alto « , réseau de médecins généralistes belges dispensant des traitements de substitution, au sein de la Société Scientifique de Médecine Générale.
- (5) notamment ceux qui sont psychotiques et pour qui il est plus facile d’être » tox » que d’être fou
- (6) travail, vie en couple, retour des enfants placés, etc.
- (7) En 2001-2002, la moitié des patients de nationalité française suivis à Citadelle ont été reçus dans un centre français. En 2002-2003, une trentaine de patients ont pu encore être transférés.
- (8) Un suivi méthadone peut être assuré par un médecin généraliste en privé ou par une équipe pluridisciplinaire dans un centre de consultation généraliste ou spécialisé, ambulatoire ou résidentiel ou encore par un service hospitalier dans un hôpital général ou psychiatrique,…
- (9) Les patients, qui ont des structures de personnalités variées, sollicitent les services qui leur correspondent le mieux. Les plus désocialisés se retrouvent dans les services à bas seuil, les usagers qui ont un emploi, une vie de famille, etc. consultent plutôt chez un médecin isolé, etc. Pour un même patient, la demande peut également changer fondamentalement au cours de son existence, en fonction d’événements, de l’âge, de l’évolution du traitement lui-même, etc, ce qui nécessite aussi parfois des transferts d’un service à l’autre.
- (10) même si certaines similitudes apparaissent aussi (le souci d’un haut seuil d’exigence par exemple se retrouve tant en France qu’en Belgique selon les services)