Introduction
Les gélules de méthadone sont disponibles depuis avril 2008 dans les officines françaises. Cette autorisation de mise sur le marché répond à une demande des différents acteurs intervenants dans la substitution aux opiacés mais également des utilisateurs eux-mêmes [1, 2].
La méthadone sous forme de gélule est accompagnée par des conditions de prescription spécifiques, différentes de celles encadrant la forme sirop, ces dispositions ont été créées afin de faire face à une certaine peur accompagnant la mise sur le marché d’une forme pharmaceutique considérée comme plus facilement sujette à des détournements (retour initial en centre de soin après au minimum un an de stabilisation sous sirop, délégation limitée à six mois lors de la mise sur le marché, analyses urinaires, protocole de soins…).
Depuis la commercialisation de cette spécialité, différents articles ont rapporté un désaccord des professionnels de santé avec le cadre de prescription ou les dispositions spéciales accompagnant la prescription de cette gélule [3, 4].
L’appel a été partiellement entendu par la commission d’AMM et un premier pas a été franchi dans l’assouplissement du cadre en 2011 avec l’abandon de l’ordonnance de délégation limitée à six mois [5]. Après trois ans de commercialisation, l’enquête proposée ici permet de faire un premier bilan de l’utilisation de la méthadone gélule du point de vue du pharmacien.
Matériel et méthodes
L’enquête développée ci-dessous est consultative et rétrospective. Son objectif est de connaître le point de vue du pharmacien d’officine dans le changement de galénique entre la forme sirop et gélule de méthadone. La population concernée par l’enquête est composée de pharmaciens d’officine français, répartis sur l’ensemble du territoire, titulaires ou assistants et impliqués dans la prise en charge des usagers de drogue dans le cadre de leur pratique officinale.
Le questionnaire leur a été envoyé par courrier électronique ou postal. L’enquête se présentait sous la forme d’un questionnaire et les données ont été recueillies entre mars et juillet 2010. 45 questionnaires ont été reçus et traités afin d’obtenir les résultats de l’enquête.
Résultats
Le total des patients suivis s’élève à 834.
Le pourcentage de patients traités par sirop est de 67% et ceux traités par gélule est de 33 %.
La moyenne du nombre de patients suivis est de 18,5 par pharmacie (dont 6 sous gélule).
Répartition des patients suivant le cadre de prescription
- 45,5 % des patients ayant pour traitement la gélule de méthadone rentrent dans le cadre d’une prescription initiale en CSAPA ou en service hospitalier spécialisé avec une ordonnance de délégation à l’intention d’un médecin de ville.
- 32 % des patients ayant pour traitement la gélule de méthadone rentrent dans le cadre d’une prescription initiale par un médecin de CSAPA ou de service spécialisé ayant lui-même rédigé l’ordonnance de délégation à sa propre intention.
- 20 % des patients ayant pour traitement la gélule de méthadone rentrent dans le cadre d’une prescription initiale par un médecin de CSAPA ou de service spécialisé sans ordonnance de délégation.
- 2,5 % des patients ayant pour traitement la gélule de méthadone ne rentrent pas dans le cadre de prescription défini et ont une ordonnance d’un médecin de ville. Ces patients sont appelés « patients hors-cadre ».
50 % des pharmaciens délivrent la méthadone gélule, même si l’ordonnance de délégation a expiré (validité semestrielle au moment de cette enquête).
3,2 % des patients on présenté un problème lors du changement de galénique, non précisé dans cette enquête.
Origine du changement de galénique
Concernant l’origine du changement de galénique, il apparaît que :
- 45 % des cas sont à mettre à l’initiative du médecin,
- 40 % sont à l’initiative du patient,
- 15 % sont à celle du pharmacien.
Rôle du pharmacien dans le changement
A la question : « Pensez-vous que les pharmaciens ont un rôle à jouer dans le changement de galénique ? Le(s)quel(s) ? »
50 % des pharmaciens interrogés pensent qu’ils ont un rôle à jouer dans le changement de galénique, même s’ils n’ont été à l’origine du changement que dans 15 % des cas.
Cela se justifie, selon eux, par leur connaissance du médicament, leur disponibilité, l’écoute et le conseil, le fait que ce soit un traitement comme un autre ainsi que par la relation de confiance tissée avec les patients ou en réponse à une plainte du patient par rapport à son traitement. Le rôle de soutien du prescripteur est également mentionné.
Les pharmaciens ayant répondu par la négative répondent que cela fait partie du rôle du prescripteur que de proposer le changement de galénique à hauteur de 40 % des réponses totales.
Avantages de la forme gélule
Freins associés à la forme gélule
87 % du total des pharmaciens interrogés dans cette enquête citent au moins un frein associé à la méthadone gélule.
A nouveau, différents axes se distinguent et le premier concerne le cadre de prescription.
Comme dans l’enquête de Léna KAYA [7], le retour en milieu spécialisé pour l’initiation du traitement par la méthadone, gélule reste un frein, cité dans 50% des cas. Il paraît évident, aux yeux des intervenants du champ spécialisé comme des intervenants de ville, que le passage dans un CSAPA, notamment pour les patients les mieux stabilisés avec un traitement par la méthadone, sirop et les mieux réinsérés, est un obstacle à l’accès aux gélules de méthadone.
Le paradoxe est que cette forme leur est normalement destinée et le passage en CSAPA semble être le témoin du manque de confiance des autorités sanitaires dans la médecine générale et dans le couple « médecin de ville-pharmacien » pour gérer des changements de galénique de méthadone.
Discussion
La première chose à préciser est qu’il existe des biais dans cette étude puisque les pharmaciens ont été contactés selon une liste recensant des pharmaciens impliqués dans la délivrance des TSO et connus pour délivrer de la méthadone. Cela a pour effet d’avoir une moyenne de patients traités par méthadone gélule qui s’élève à 33% alors que la moyenne nationale est aux alentours de 23% [6] au moment de cette enquête.
Le cadre de prescription des gélules de méthadone au moment de l’étude est plus strict que pour le sirop. L’ordonnance de délégation a une durée de validité de six mois. Une nouvelle ordonnance de délégation doit être présentée tous les six mois. 50 % des pharmaciens délivrent quand même la méthadone gélule à leurs patients si l’ordonnance de délégation est arrivée à expiration.
Ces chiffres sont à mettre en relation avec une enquête réalisée par Stéphane Robinet, pharmacien d’officine, président de l’association Pharm’addict et membre de la Commission Nationale des Stupéfiants et Psychotropes. Il apparaît que les pharmaciens sont confrontés à des problèmes lors du renouvellement de cette ordonnance et se prononcent pour une évolution du cadre de prescription.
Ils ont été partiellement entendus puisque ce cadre vient d’évoluer et la délégation pour un patient est devenue permanente en août 2011 [5, 6]. Les mêmes tendances apparaissent dans l’enquête de Mlle Kaya, puisque les médecins interrogés se prononçaient clairement pour un assouplissement du cadre de prescription [7].
D’autre part, les chiffres montrent que le cadre de prescription est respecté puisque 97,5 % des patients le suivent. Le frein cité dans 49 % des réponses est le retour initial en CSAPA ou en service spécialisé. Dans l’enquête de Stéphane Robinet, 20 % des pharmaciens souhaitent que les médecins généralistes puissent eux-mêmes passer leurs patients à la gélule [6]. Ceci était également le souhait de la firme lors de la mise sur le marché en 2008 de la forme gélule [8].
Etant données les réponses des pharmaciens au questionnaire, de nombreux points positifs se dégagent quant à la forme gélule de la méthadone, du rôle que le pharmacien peut jouer lors du relais entre les deux formes. La gélule s’insère dans l’arsenal thérapeutique avec succès puisque plus de 30 % des patients utilisateurs de méthadone l’utilisent. Cependant, de nombreux pharmaciens lui trouvent des inconvénients. Le cadre de prescription apparait comme le premier frein à l’accès aux gélules de méthadone.
Même si l’évolution récente du cadre légslatif permet aux patients de ne plus retourner en centre tous les six mois, d’autres griefs ont été relevés. Le fait de devoir retourner en CSAPA ou en service spécialisé afin d’initier le traitement revient en premier dans les critiques formulées à l’encontre du cadre de prescription. Les résultats de l’enquête montrent que les pharmaciens respectent le cadre de prescription mais souhaitent que l’évolution se poursuive.
Les pharmaciens interrogés pensent qu’ils ont un rôle à jouer dans le changement de forme galénique et se sentent impliqués dans la prise en soin des patients. 15 % des patients sont passés à la gélule en suivant les conseils de leur pharmacien. Le pharmacien agit comme professionnel de santé, délivrant un conseil en s’appuyant sur ses connaissances, le profil du patient, la relation qu’il tisse avec ce dernier, les avantages qu’il voit pour le patient amené à changer de forme galénique.
Les pharmaciens agissent en maillon de la chaîne des professionnels de santé avec lesquels les usagers de drogues sont en relation. Le rôle du pharmacien à travers cette enquête apparait comme complémentaire de celui du médecin. Comme pour ses autres patients, le pharmacien conseille et écoute.
Ce qui ressort de l’enquête, ce sont les avantages de la gélule relevés par les pharmaciens. Qu’ils soient en rapport avec la diminution des effets secondaires, le caractère pratique de la gélule, ou même logistique ces avantages sont multiples. La gélule apparaît comme une véritable avancée dans les MSO et dans l’amélioration de la qualité de vie des patients.
Les choses évoluent et c’est encourageant, mais il faudrait encore alléger ce cadre de prescription. Le fait que les médecins de ville n’aient pas la possibilité de prescrire directement de la méthadone que ce soit en sirop ou en gélule à leurs patients est retrouvé dans 39,5 % des réponses de l’enquête menée auprès des médecins. Le fait que les médecins de ville ne puissent pas effectuer le changement de galénique eux mêmes est cité dans 63 % des réponses.
L’obligation d’une année préalable sous traitement par méthadone sirop est mentionnée comme un frein par 7 % des pharmaciens et 60 % des médecins. L’analyse d’urines des patients voulant bénéficier de la gélule est du même ordre. Pourquoi ces mesures discriminatoires ? Qu’est-ce qui différencie un patient utilisant le sirop d’un patient utilisant la gélule ?
Conclusion
La gélule de méthadone apparait dans cette enquête comme un médicament de choix dans le traitement de substitution aux opiacés. Les pharmaciens interrogés voient dans la gélule de méthadone de nombreux avantages. Que ces avantages soient pharmaceutiques, pratiques ou encore logistiques, ils permettent de penser que cette forme galénique a une place encore plus importante à prendre dans les années qui viennent au sein de l’arsenal thérapeutique des traitements de substitution aux opiacés.
Le revers de la médaille apparaît sous forme de critiques formulées quant au cadre de prescription de la gélule de méthadone.
Bien qu’ayant évolué récemment, avec la délégation permanente vers le médecin de ville, ce cadre reste toujours trop restrictif aux yeux des pharmaciens. Ils attendent, à l’instar des médecins, d’autres mesures.
La possibilité pour les médecins de prescrire la gélule sans retour initial en CSAPA apparaît comme la mesure la plus attendue, tant du point de vue des pharmaciens que des médecins.
Conflits d’intérêt : Aucun conflit d’intérêt avec la firme qui commercialise les spécialités à base de méthadone ni avec le titulaire des AMM, l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. La rédaction de cet article n’a fait l’objet d’aucune rémunération.
Bibliographie
- (1) AUGE-CAUMON MJ., et al., L’accès à la méthadone en France. Bilan et recommandations, in Rapport au Ministre, L.d. française, Editor 2002. p. 92.
- (2) MICHEL L., Gélules de méthadone : Quand les préoccupations de santé publique rejoignent les attentes des cliniciens et usagers. Alcoologie et Addictologie 2008. 30(1): p. 2.
- (3) DEVRIES M., Méthadone en gélules : le retour du toxicomane bandit et du généraliste incapable. 2008: p. 871-872 & 232-233.
- (4) PEYBERNARD C., Expérience de la méthadone gélule en CSST. Le Flyer, 2009. 36.
- (5) AFSSAPS, Point d’information sur les dossiers discutés en commission d’AMM. Séance du jeudi 9 juin 2011.
- (6) ROBINET S., Gélules de Méthadone : une délégation permanente de prescription serait préférable. Courrier des Addictions, 2010. 12(3): p. 29-30.
- (7) KAYA L., Enquête sur la prescription de gélules de méthadone. Le Flyer, 2010(40).
- (8) KIN T., Méthadone en gélules : le retour du toxicomane bandit et du généraliste incapable (suite). La Revue Prescrire, 2009(305): p. 232-233.
Commentaire de Philippe RIEHL, pharmacien d’officine à Strasbourg
Impliqué dans la prise en charge des toxicomanes depuis 15 ans, je pense qu’il est réellement utile d’avoir à disposition plusieurs médicaments de substitution opiacée (MSO), différents au niveau de la galénique et des dosages proposés. La mise à disposition des gélules de méthadone semble répondre à ce souci de diversifier les médicaments proposés, tout comme l’ont été les dosages intermédiaires de buprénorphine haut dosage (1 et 4 mg) lors de l’apparition des génériques de Subutex® ou l’apparition récente de Suboxone®.
Depuis la commercialisation de la méthadone, gélule et malgré des règles contraignantes de prescription et de délivrance rappelées dans l’article de Nicolas Vouge, j’ai vu rapidement beaucoup de mes patients passer du sirop à la gélule. Aujourd’hui, sur une file active d’environ 40 patients, près de la moitié d’entre eux bénéficie des gélules de méthadone. Cette répartition est certainement due à mon implication personnelle à proposer systématiquement aux patients, sous sirop depuis 1 an, de passer à la forme gélule, en accord avec leur médecin, bien évidemment.
Les avantages sont nombreux : moins de boîtes à emmener, plus discret, pas de sirop à avaler, possibilité d’adapter par pallier de 1 mg la posologie quotidienne…Il apparait aussi que la méthadone en gélule est une forme moins stigmatisante que le sirop, dont les usagers se souviennent des premières prises, parfois dans des cadres de délivrance très rigides et infantilisants.
Les gélules, ressemblant beaucoup plus à un médicament comme un autre, viennent en rupture de cette forme sirop et de l’image désuète qu’elle a parfois.
S’il est vrai que le passage à une délégation permanente après 3 ans de commercialisation sous un ‘régime’ de délégation à renouveler semestriellement était une évidence (dans la pratique, c’était impossible à respecter pour tous), il serait bien de permettre aussi les médecins de ville, de pouvoir d’eux-mêmes décider du moment du passage à la forme gélule pour leurs patients sous sirop, sans repasser par un CSAPA ou un service hospitalier, levant ainsi une contrainte souvent mal perçue et qui ne repose sur aucune réelle nécessité.
On entend parler depuis plusieurs années de primo-prescription de méthadone en ville par des médecins généralistes préalablement formés (étude Méthaville, plans Addiction…).
Comment imaginer que demain des médecins généralistes pourraient se voir confier l’initiation des traitements par la méthadone, si, aujourd’hui, on ne les estime pas capables de faire des changements de galénique de ce même médicament à des patients qu’ils suivent depuis parfois très longtemps !?